« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

SUICIDE EN ALEXANDRIE


 

 

13 et 22

 

     Lorsqu'on posa la tête coupée sur la table du bureau, tous les carreaux de la ville se brisèrent. « Il faudra calmer ces roses », dit la vieille. Une automobile passait, et c'était un 13. Une autre automobile passait et c'était un 22. Puis une boutique passa et c'était un 13. Puis un kilomètre et c'était un 22. La situation devenait intolérable. Il fallait rompre pour de bon.

 

12 et 21

 

     Après la terrible cérémonie, tout le monde grimpa à la dernière feuille de l'aubépine, mais la fourmi était si grande, si grande, qu'elle dut rester par terre ave le marteau et l'œil enfilé.

 

11 et 20

 

     Puis ils s'en allèrent en automobile. Ils voulaient se suicider pour donner l'exemple et empêcher les canots d'aborder la côte.

 

1O et 19

 

     Ils brisaient les cloisons, agitaient des mouchoirs. Geneviève ! Geneviève ! C'était la nuit. La denture et le fouet devenaient nécessaires.

 

9 et 18

 

     C'était inéluctable. Ils se suicidaient, je veux dire, nous nous suicidons. Mon cœur ! Mon amour ! La tour Eiffel est belle, la sombre Tamise aussi. Si nous allons chez Lord Butown, on nous donnera la tête de langouste et le petit rond de fumée. Mais nous n'irons jamais chez ce Chilien.

 

8 et 17

 

     C'est inéluctable. Embrasse-moi sans me déchirer la cravate. Encore, encore.

 

7 et 16

 

     Adieu. au secours ! Mon amour, mon amour. Ça y est, nous mourons ensemble. De grâce, terminez-moi ce poème.

 

5 et 14

4 et 13

 

     À cet instant, nous vimes les amants s'étreindre sur les vagues.

 

3 et 12

2 et 11

1 et 10

 

     Un impétueux coup de mer balaya les quais et le pont des navires. On n'entendit qu'une voix sourde, entre les poissons, qui clamait.

 

9

8

7

6

5

4

3

2

1

0

 

     Les estivants de la plage d'Alexandrie n'oublieront jamais cette émouvante scène d'amour qui nous arracha des larmes à tous.

Federico García Lorca / Choix de poèmes en prose
traduction d'André Belamich
Photo : Statue de García Lorca, sur la place Santa Ana à Madrid.