« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Rêve parisien


 

 

A Constantin Guys

 

I

 

De ce terrible paysage,

Tel que jamais mortel n'en vit,

Ce matin encore l'image,

Vague et lointaine, me ravit.

 

Le sommeil est plein de miracles !

Par un caprice singulier,

J'avais banni de ces spectacles

Le végétal irrégulier,

 

Et, peintre fier de mon génie,

Je savourais dans mon tableau

L'enivrante monotonie

Du métal, du marbre et de l'eau.

 

Babel d'escaliers et d'arcades,

C'était un palais infini,

Plein de bassins et de cascades

Tombant dans l'or mat ou bruni ;

 

Et des cataractes pesantes,

Comme des rideaux de cristal,

Se suspendaient, éblouissantes,

A des murailles de métal.

 

Non d'arbres, mais de colonnades

Les étangs dormants s'entouraient,

Où de gigantesques naïades,

Comme des femmes, se miraient.

 

Des nappes d'eau s'épanchaient, bleues,

Entre des quais roses et verts,

Pendant des millions de lieues,

Vers les confins de l'univers ;

 

C'étaient des pierres inouïes

Et des flots magiques ; c'étaient

D'immenses glaces éblouies

Par tout ce qu'elles reflétaient !

 

Insouciants et taciturnes,

Des Ganges, dans le firmament,

Versaient le trésor de leurs urnes

Dans des gouffres de diamant.

 

Architecte de mes féeries,

Je faisais, à ma volonté,

Sous un tunnel de pierreries

Passer un océan dompté ;

 

Et tout, même la couleur noire,

Semblait fourbi, clair, irisé ;

Le liquide enchâssait sa gloire

Dans le rayon cristallisé.

 

Nul astre d'ailleurs, nuls vestiges

De soleil, même au bas du ciel,

Pour illuminer ces prodiges,

Qui brillaient d'un feu personnel !

 

Et sur ces mouvantes merveilles

Planait (terrible nouveauté !

Tout pour l'oeil, rien pour les oreilles !)

Un silence d'éternité.

 

II

 

En rouvrant mes yeux pleins de flamme

J'ai vu l'horreur de mon taudis,

Et senti, rentrant dans mon âme,

La pointe des soucis maudits ;

 

La pendule aux accents funèbres

Sonnait brutalement midi,

Et le ciel versait des ténèbres

Sur le triste monde engourdi.

Charles Baudelaire / Les Fleurs du mal
Illustration : portrait de Charles Baudelaire par Georges Rochegrosse in Les Fleurs du Mal.