Nous avons dansé
Par domcorrieras, le lundi 25 janvier 2021 - Proses & autres textes - lien permanent
Nous avons dansé ; un petit bal intime, rideaux tirés. J'ai bu et rebu jusqu'à ce début d'ivresse où il convient de fermer le robinet.
Cette musique de sorciers en chambre me portait, m'ouvrait des clairières de luxe aux fêtes des tribus, me jetait parmi les rues de New Orleans, un samedi d'autrefois, vous savez, quand le passant marchait entre deux haies de blues et ne savait plus où donner de l'oreille.
Un pianiste rongé par l'alcool, la drogue et le tabac, dans un saloon. Il joue machinalement, un mégot aux lèvres et nul ne lui prête attention. Ah ! si vous l'aviez entendu en 1921 ! Le vieux créole hoche la tête et s'allume un cigare. Vieille lune de Bilbao, fume ton cigare là-haut. Le pianiste éteint a-t-il surpris ces paroles ? Le sentiment de sa déchéance l'a-t-il révolté — ou survolté ? Toujours est-il qu'il empoigne la bouteille posée à ses pieds et se tape une longue rasade. Ça réconforte. Il remonte ses manches de chemise, avec soin. Avec non moins de minutie, il se roule une pipe de Marie-Jeanne, de la vraie, de la feuille d'or qu'il se garde en réserve pour les grandes occasions.
Il ne bouge plus. Il attend que ça lui vienne — et ça lui vient. Il commence, molo, dans un style on ne peut plus classique, pour dégourdir ses vieux doigts noueux, maigres et tachés de nicotine. Un simple canter. Vieille lune de Bilbao. et ça repart comme en 1921. ses mains, sans que personne s'en aperçoive, il a dû les tremper dans une source magique où recevoir le baptême de leur sûreté, de leur insolente désinvolture. Ce sont elles qui le mènent désormais et, se dédoublant, il les considère en étranger. Ne pas les contrarier, surtout ; elle savent ce qu'elles font, la gauche aussi bien que la droite. Elles se souviennent. Dociles, faciles, confiées à leur mémoire. De l'antique guimbarde qui a nom piano dans ce mauvais lieu, elles tirent des sons inouïs, angéliques, et l'on croirait que les baguettes de feutre et les cordes assoupies se sont plongées aussi dans la fontaine de jeunesse. Il dodeline la tête, les yeux mi-clos, aspirant le chanvre d'or. Quelqu'un s'est tu, le premier : un malabar enserrant de son bras une splendide putain constellée e paillettes. Vos gueules. Il n'a pas élevé la voix, mais on l'a entendu. De proche en proche, le silence gagne du terrain, s'impose ; les filles cessent leurs jacassements. Ça s'est conclu tout seul, pour ainsi dire. On distingue encore le grincement de freins d'une voiture qui s'arrête, dehors — puis plus rien d'autre que le bastringue ensorcelé. Il joue comme dans une église, pour le triomphe aérien des élus, pour les esclaves délivrés sur les champs de coton. Le rythme le possède entier. On ne voit de lui que son dos voûté et sa tête basse ; les doigts qui volent sur le clavier fumé, c'est trop rapide. Sa nuit. Tout ce qu'il a dans les tripes et le cœur, il le sort. Un requiem d'allégresse. Les airs du bon temps. 1911, 1921, 1931. Quand les saints s'en vont marchant, Le temps des cerises, Chinatown, En r'venant d'la r'vue, Royal Garden, Tiger Rag, Roses of Picardy, Mackie Couteau. Oui, mon brave, je mélange un peu les époques, mais que voulez-vous : c'est moi le pianiste, alors vous permettez… Un petit mec frappe dans ses mains pour donner la cadence. Les autres ont vite pris le relais ; pas une faute de frappe, comme dirait ma dactylo. Satchmo entre, son cornet à la main. Les gars, je vais vous filer un coup de vent. En avant, marche. Pan.
Vers deux heures du matin, le 13 juin 1968, un pêcheur de Messine surprit l'écho de cette java à Niouorlinsse ; entre temps, les ondes sonores avaient pris du large et musardé. Il jugea préférable de garder pour lui ses réflexions, et l'on ne peut que louer sa réserve. Viens dans ma chambre, ai-je dit à Vanessa.
André Hardellet / Lourdes, lentes… (extrait)