« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE PETIT ASSASSIN


 

 

Quand, exactement, eut-elle l'idée qu'on était en train de l'assassiner, elle n'aurait pu le dire. Il y avait eu de petits signes, subtils, de petits soupçons pendant le mois écoulé; des choses aussi profondes en elle que les marées, comme de regarder une étendue parfaitement calme d'eau tropicale, de souhaiter s'y baigner et juste au moment où le flot s'empare du corps, découvrir que des monstres habitent sous la surface, des horreurs insoupçonnées, bouffies, boursouflées, à bras multiples, aux nageoires aiguës, des choses malignes et inéluctables.

Une chambre flottait autour d'elle dans une atmosphère d'énervement. Elle voyait planer des instruments tranchants, et il y avait des voix et des gens en masque blanc stérilisé.

« Mon nom ? » pensait-elle. « Quel est mon nom ? »

Alice Leiber. Cela lui revint. La femme de David Leiber. Cela ne lui apporta aucun réconfort. Elle était seule avec ces gens en blanc, silencieux, qui chuchotaient à peine, et il y avait en elle une grande souffrance, de la nausée et la peur de la mort.

On m'assassine sous leurs yeux. Ces médecins, ces infirmières ne se rendent pas compte de la chose cachée qui m'est arrivée. David ne le sait pas. Personne ne le sait, sauf moi et le tueur, le petit meurtrier, le minuscule assassin.

Je meurs et je ne puis le leur dire maintenant. Ils riraient et m'imagineraient délirante. Ils verront le meurtrier et le tiendront entre leurs mains et ne le croiront jamais responsable de ma mort. Mais me voici, devant Dieu et les hommes, mourante, et personne qui puisse croire mon histoire, tout le monde pour en douter, me réconforter par des mensonges, m'enterrer par ignorance, pleurer sur moi et sauver mon destructeur.

 

« Où est David ? » se demanda-t-elle. « Dans la salle d'attente, à fumer une cigarette après l'autre, à écouter le long tic-tac de la très lente pendule ? »

La sueur jaillit à la fois de tout son corps et en même temps un cri de douleur, d'agonie. «Maintenant, maintenant! Essaie de me tuer, criait-elle. Essaie, essaie! Mais je ne mourrai pas. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas. »

Il y eut un creux, un vide... Soudain la douleur disparut, l'épuisement et la pénombre la remplacèrent. C'était fini.

Ô Dieu !... Elle sombra dans un autre néant noir, et encore un autre, et encore...

Des pas. Des pas approchaient. Des pas doux et légers. Une voix lointaine disant : « Elle dort. Ne la dérangez pas. » Une odeur de tweed,  de pipe,  d'une certaine crème à raser. David était penché sur elle. Et derrière lui l'odeur immaculée du docteur Jeffers.

Elle n'ouvrit pas les yeux. «Je suis éveillée», dit-elle tranquillement. Ce lui était une surprise, un soulagement d'être capable de parler, de ne pas être morte.

— Alice ! dit quelqu'un.

Et c'était David au-delà de ses yeux clos. David qui tenait ses mains lasses.

«Aimerais-tu  rencontrer  le  meurtrier,  David?»  pensa- t-elle. «J'entends ta voix qui demande à le voir, je n'ai donc pas autre chose à faire que te le désigner. »

David était penché vers elle. Elle ouvrit les yeux. La chambre se rassembla, se mit au point. Remuant une main faible, elle écarta une couverture légère.

Le meurtrier regarda David Leiber avec calme, un calme visage rouge aux yeux bleus — des yeux profonds et étincelants.

— Oh! cria David Leiber, souriant. C'est un beau bébé!

 

Le docteur Jeffers attendait David Leiber le jour où il vint chercher sa femme et son bébé pour les emmener chez lui. Il indiqua à Leiber une chaise dans son cabinet, lui offrit un cigare, en alluma un, s'assit au bord de son bureau, et fuma solennellement pendant un long moment. Après quoi il s'éclaircit la gorge, regarda David bien en face, et dit :

— Votre femme n'aime pas son enfant, Dave.

— Comment?

— Ce fut une très dure épreuve pour elle. Il lui faudra beaucoup de tendresse, beaucoup d'amour, cette année. Je n'ai pas dit grand-chose sur le moment, mais elle a eu une crise de nerfs dans la salle  d'accouchement. Les choses étranges qu'elle a dites alors —je ne les répéterai pas. Tout ce que je veux dire, c'est qu'elle se sent étrangère à son enfant. Maintenant, il se peut que nous tirions la chose au clair avec une ou deux questions.

Il tira sur son cigare pendant un moment encore, puis :

— Est-ce un enfant désiré, Dave ?

— Pourquoi?

— Parce que c'est vital.

— Oui, oui, c'est un enfant «désiré». Nous y avons pensé ensemble, l'avons décidé ensemble. Alice était si heureuse l'an dernier quand...

— Mmm... Cela rend les choses encore plus difficiles. Parce que si l'enfant était venu sans être souhaité, prévu, ce pourrait être le simple cas d'une femme qui déteste l'idée de maternité. Ça ne s'ajuste donc pas à Alice.

Le docteur Jeffers retira son cigare de ses lèvres, frotta sa main le long de sa mâchoire :

— Faut donc qu'il y ait autre chose. Peut-être une chose ensevelie depuis son enfance qui se fait jour à présent. Il se peut aussi que ce soit le simple doute — temporaire —, la méfiance de n'importe quelle mère qui a passé par les souffrances inhabituelles qu'a traversées Alice, qui s'est trouvée aussi près qu'elle de la mort. S'il en est ainsi, le temps — un temps très court —, pourra tout arranger. J'ai pensé que je devais vous le dire, Dave. Cela vous aidera à vous montrer affectueux et indulgent si elle dit — si elle dit par exemple qu'elle aurait voulu que son enfant soit mort-né. Et si les choses ne s'arrangent pas, venez me trouver tous les trois. Entendu? Je suis toujours heureux de voir de vieux amis !

«Tenez, emportez un autre cigare, pour — ah! pour le bébé. »

Un bel après-midi de printemps. Leur voiture chantait le long de larges boulevards bordés d'arbres. Ciel bleu, fleurs, vent tiède. Dave parlait beaucoup, allumait son cigare, parlait encore. Alice répondait sans détour, avec douceur, se détendait un peu à mesure que le trajet s'avançait. Mais elle ne tenait pas le bébé étroitement serré, pas assez maternellement pour apaiser la bizarre souffrance dans l'esprit de Dave. Elle semblait porter une figurine de porcelaine.

— Eh bien, dit-il enfin, souriant, comment l'appellerons- nous?

Alice Leiber regarda glisser des deux côtés les arbres verts.

— Ne décidons pas encore. J'aimerais mieux attendre que nous lui trouvions un nom exceptionnel. Ne lui souffle pas la fumée au visage.

Ses phrases se suivaient, sans changement d'intonation. La dernière ne contenait ni reproche maternel, ni intérêt, ni irritation. Elle l'avait tout bonnement formulée et tout était dit.

Le mari, troublé, laissa choir le cigare par la vitre :

— Excuse-moi, dit-il.

Le bébé reposait au creux du bras de sa mère, des rayons et des ombres passant sur lui modifiaient sa figure.  Ses yeux bleus s'ouvraient comme de fraîches fleurs de printemps. Des bruits humides sortaient de la petite bouche, élastique et rose.

Alice donna un rapide regard à son bébé. Le mari la sentit frissonner contre lui.

— Froid? questionna-t-il.

— Un peu. Mieux vaut fermer, David.

C'était plus qu'un léger froid. Il monta lentement la vitre.

 

L'heure du souper.

Dave avait amené l'enfant de la nursery, l'avait installé entre  de  nombreux  coussins,  dans  un  petit  coin  d'une grande chaise nouvellement acquise.

Alice regardait son couteau et sa fourchette bouger entre ses doigts.

— Il n'est pas d'âge ni de taille à être dans une chaise haute, dit-elle.

— C'est amusant de l'avoir là, dit David qui se sentait bien. Tout est amusant. Au bureau aussi. Des commandes jusque par-dessus les oreilles. Si je n'y prends pas garde, je vais encore faire quinze mille cette année. Hé! regarde Junior, veux-tu ? Il bave sur son menton.

Il tendit le bras pour essuyer la bouche du bébé avec sa serviette. Du coin de l'œil, il se rendit compte qu'Alice ne regardait même pas. Il finit ce qu'il avait commencé.

— Bien sûr, ce n'était pas très passionnant, dit-il, revenant à son repas.  Mais  on pourrait croire  qu'une  mère éprouverait quelque intérêt pour son propre enfant.

Alice releva brusquement le menton :

— Ne parle pas ainsi, veux-tu? En tout cas, pas devant lui. Plus tard, si tu y tiens.

— Plus tard ? cria-t-il. Devant lui, derrière lui, quelle différence?

Soudain, il se calma, avala sa salive, eut des regrets.

 

Okay. Je sais ce que c'est.

Après le dîner, elle le laissa porter le bébé à l'étage. Elle ne le pria pas de le faire, elle le laissa faire.

En redescendant, il la trouva près du poste de radio écoutant de la musique qu'elle n'entendait pas, les yeux clos. Toute son attitude disait l'étonnement, les questions informulées, intérieures. Elle sursauta quand il parut.

Soudain, elle fut elle-même de nouveau, tout contre lui, douce et vive — elle-même. Ses lèvres le trouvèrent, le gardèrent.  Il en fut bouleversé. Une fois le bébé hors de la pièce, à l'étage, elle se reprenait à vivre et à respirer. Elle était libre. Elle murmurait, très vite, interminablement :

— Merci, chéri. Merci. Merci d'être toujours toi-même, tel que tu es. Merci d'être celui sur qui l'on peut compter, on peut entièrement compter.

Il ne put s'empêcher de rire :

— Mon père m'a dit : « Fils ! il faut veiller sur ta famille. » Elle appuya contre le cou de son mari sa chevelure noire et brillante :

— Tu  as  dépassé la mesure !  Parfois, je voudrais me retrouver juste comme nous étions au début de notre mariage. Pas de responsabilités. Rien que nous deux. Pas... pas de bébé...

Elle lui serrait les mains dans les siennes, à les broyer.

— Oh, Dave, jadis ce n'était que toi et moi. Nous nous protégions l'un l'autre et maintenant nous protégeons le bébé mais lui ne nous protège pas. Comprends-tu? Comprends-tu? Dans mon lit d'hôpital, j'ai eu le temps de penser à des tas de choses. Le monde est mauvais...

— L'est-il vraiment?

— Oui, il l'est. Mais la loi nous en protège. Et quand il n'y a pas de loi, alors c'est l'amour qui protège. Tu es protégé par mon amour, je ne puis te blesser, bien qu'entre toutes les créatures tu me sois la plus vulnérable. Mais mon amour te protège. Je ne crains rien de toi, parce que mon amour amortit tes irritations, tes instincts, tes haines... Mais... pour ce qui est du bébé? Il est trop jeune pour connaître l'amour, ou une loi d'amour, ou quoi que ce soit jusqu'à ce que nous puissions le lui enseigner, et entre- temps, nous sommes vulnérables...

— Vulnérables ? Vulnérables aux actes d'un bébé ?

Il l'écarta à bout de bras et la regarda en riant doucement.

— Un bébé sait-il la différence entre le bien et le mal? questionna-t-elle.

— Non. Mais il apprendra.

— Mais un bébé est si neuf, si anormal, sa conscience est si totalement libre...

Elle s'arrêta, dégagea ses bras et se retourna vivement:

— Ce bruit? Qu'est-ce que c'est? Leiber regarda autour de lui :

— Je n'ai rien entendu.

Elle regardait la porte de la bibliothèque :

— Là-dedans, dit-elle lentement.

Leiber traversa la pièce, ouvrit la porte, alluma les lumières de la bibliothèque puis les éteignit :

— Rien de rien. (Il revint vers elle :) Tu es épuisée ! Au lit, Madame, et tout de suite.

Ensemble, ils éteignirent les lumières et montèrent lente- ment à l'étage, sans mot dire. Arrivée au palier, elle s'excusa :

— Pardonne-moi, chéri. J'ai dit des bêtises. Je suis épuisée. Il comprit et le dit.

Indécise,  elle  s'arrêta  à  la  porte  de  la  nursery,  puis tourna le bouton de cuivre et ouvrit brusquement. Il la regarda approcher du petit lit, beaucoup trop prudemment, baisser les yeux, se redresser, raidie, comme si elle avait été frappée en pleine figure. « David ! »

Il s'approcha rapidement, atteignit le berceau.

La figure du bébé était très rouge et moite, la petite bouche rose s'ouvrait et se fermait, s'ouvrait et se fermait, comme haletante; ses yeux étaient d'un bleu ardent. Il agitait ses mains en l'air.

— Oh ! fit Dave, il vient de pleurer.

— Crois-tu?

Alice Leiber se cramponna au bord du petit lit pour garder son équilibre :

— Je ne l'ai pas entendu.

— La porte était fermée.

— Est-ce pour cela qu'il respire si fort et qu'il est si rouge ?

— Bien sûr ! Pauvre petit père ! A pleurer tout seul dans le noir! Il pourra dormir dans notre chambre cette nuit, pour le cas où il pleurerait.

— Tu vas le gâter, dit sa femme.

Leiber sentit qu'elle le suivait des yeux pendant qu'il roulait le berceau dans leur chambre. Il se déshabilla en silence, assis au bord de leur lit. Soudain, il leva la tête, jura tout bas et fit claquer ses doigts.

— Zut! j'ai oublié de te le dire. Il faut que je prenne vendredi l'avion pour Chicago

— Oh! David!...

Sa voix se perdit dans la chambre.

— Pendant ces deux mois, j'ai reculé le voyage, et maintenant cela devient critique, il faut que j'y aille.

— J'ai peur de rester seule.

— La nouvelle  cuisinière sera  ici vendredi.  Elle  sera ici tout le temps, et moi je ne serai absent que quelques jours.

— J'ai peur. Je ne sais pas de quoi. Si je te le disais, tu ne me croirais pas. Je crois que je suis folle.

Il était couché, maintenant. Elle éteignit la lumière. Il l'entendit faire le tour du lit, rejeter la couverture, se glisser entre les draps. Il sentit à côté de lui sa chaude odeur de femme. Il dit :

— Si tu veux que j'attende quelques jours, peut-être pourrais-je essayer...

— Non, dit-elle sans conviction. Va, Je sais que c'est important. Il y a seulement ça, que je continue à penser à ce que je t'ai dit. Les lois de l'amour et de la protection. L'amour te protège de moi. Mais le bébé... (Elle respira profondément :) Qu'est-ce qui te protège de lui, David ?

Avant qu'il puisse répondre, avant qu'il puisse dire combien c'était  absurde,  elle  avait  brusquement  allumé  la lampe de chevet.

— Regarde, dit-elle, tendant la main.

Le bébé, parfaitement éveillé, la regardait bien en face, de ses yeux bleus, profonds et vifs.

Elle éteignit la lampe et se serra tremblante contre David.

— Ce n'est pas agréable d'avoir peur de ce qu'on a enfanté, murmura-t-elle. (Son chuchotement se fit plus dur, plus brusque, plus rapide.) Il a essayé de me tuer. Il est là, qui nous écoute causer, attendant le moment où tu partiras pour essayer de nouveau de me tuer. Je le jure !

Des sanglots lui échappèrent. Il tenta de l'apaiser.

— Je t'en prie... je t'en prie... calme-toi... je t'en prie... Elle pleura longtemps dans le  noir. Très tard,  elle se détendit, encore frémissante, contre lui. Sa respiration se fit douce, chaude, régulière, son corps se tourna selon ses réflexes habituels et elle s'endormit.

Il sommeilla.

Et juste avant que l'épuisement ferme pour de bon ses paupières, s'enfonçant dans des profondeurs de plus en plus lourdes, il entendit dans la chambre un étrange petit son, le son de quelqu'un d'éveillé...

 

Le son léger de petites lèvres élastiques et moites. Le bébé.

Et puis, il s'endormit.

Au matin, le soleil flamboyait. Alice souriait.

David  Leiber  faisait  danser  sa  montre  au bout  de  sa chaîne au-dessus du berceau :

— Tu vois, bébé? Quelque chose de brillant. Quelque chose de joli. Mais oui, mais oui... De brillant... de joli...

Alice souriait. Elle lui dit d'y aller, de voler jusqu'à Chicago, qu'elle serait très brave, lui conseilla de ne pas se tracasser. Elle prendrait soin du bébé. Mais oui, elle en prendrait soin, bien sûr !

L'avion partit vers l'est. Il y avait du ciel en quantité et des quantités de soleil et de nuages, et Chicago tout au bout de l'horizon. David fut entraîné dans la bousculade habituelle de décisions, de plans, de banquets, de coups de téléphone, de discussions et de conférences. Mais il écrivait des lettres chaque jour, envoyait des télégrammes à Alice et au bébé.

A son sixième jour d'absence, il reçut un coup de téléphone longue distance, Los Angeles.

— Alice?

— Non, Dave. C'est Jeffers qui parle.

— Docteur!...

— Du calme, fils. Alice est malade. Vous feriez bien de prendre  le  prochain  avion pour rentrer.  Pneumonie.  Je ferai tout ce que je pourrai, garçon. Si seulement ce n'était pas si vite après le bébé. Elle a besoin de forces.

Leiber laissa retomber le récepteur dans son support. Il se leva. Ses jambes se dérobaient. Il n'avait plus de mains, plus de corps. La chambre d'hôtel se brouilla et partit en pièces détachées.

— Alice !... dit-il, marchant en aveugle vers la porte.

 

Les hélices s'ébranlèrent, tournèrent, palpitèrent, s'arrêtèrent. Le temps et l'espace étaient laissés en arrière. Sous sa main, David sentit tourner le bouton de la porte ; sous ses pieds le plancher prit consistance et réalité: autour de lui s'élevèrent les murs d'une chambre et, dans les derniers rayons d'un soleil de crépuscule, le docteur Jeffers, debout, quittait la fenêtre. Alice était dans son lit, chose inerte sculptée dans de la neige d'hiver. Puis le docteur Jeffers se mit à parler, à parler à jet continu, doucement, ses paroles montant et retombant sous la lumière de la lampe de chevet, en une sorte de doux volettement, un blanc murmure de voix.

— Votre femme est une trop bonne mère, Dave. Elle s'est fait plus de souci pour le bébé que pour elle-même.

Quelque part, dans la pâleur du visage d'Alice, il y eut une contraction qui s'effaça avant d'avoir été remarquée. Alors, lentement, à demi souriante, elle se mit à parler, à parler comme le fait normalement une  mère  de  ceci, de cela, d'autre chose — le détail marquant, le rapport minute par minute, heure par heure, d'une mère préoccupée par un monde de maison de poupée, et par la vie en miniature d'un tel monde. Mais elle ne parvenait pas à s'arrêter, le ressort était remonté à fond, et sa voix se précipita jusqu'à la colère, jusqu'à une pointe de répulsion qui ne modifia pas l'expression du visage du docteur Jeffers, mais fit battre le cœur de Dave au rythme de ce discours accéléré qui se hâtait et ne pouvait s'interrompre.

— Le bébé ne voulait pas dormir. J'ai pensé qu'il était malade: il restait là, tout bonnement, dans son petit lit, tard, très tard le soir, se mettait à crier. A crier fort, et il criait et pleurait toute la nuit et toutes les nuits. Je ne pou- vais le calmer et je ne pouvais dormir.

La tête du docteur Jeffers hochait lentement, lentement, soulignant le récit :

— Elle s'est épuisée jusqu'à ce que la pneumonie la prenne. Mais à présent elle est bourrée de sulfamides et du bon côté de toute cette sale histoire.

David se sentit défaillir :

— Le bébé, Docteur? Comment va le bébé?

— Frais et dispos. Se porte comme un charme. Coq de la paroisse.

— Merci, Docteur.

Le docteur descendit l'escalier, ouvrit sans bruit la porte de la rue, et disparut.

— David!

Il se tourna vers l'appel chuchoté et terrifié de sa femme.

— C'était de nouveau le bébé. (Elle lui serra désespérément la main.) J'ai tenté de me mentir, de me dire que j'étais folle. Mais le bébé savait que j'étais encore faible de mes deux mois d'hôpital. De sorte qu'il criait toute la nuit et chaque nuit, et quand il ne criait pas, il était beaucoup trop tranquille. Au point que c'en était inquiétant, mais si j'allumais, je savais d'avance qu'il serait en train de me regarder...

David sentit son propre corps se refermer, se contracter comme un poing. Il se souvenait d'avoir vu l'enfant, d'avoir senti l'enfant, les yeux grands ouverts, éveillé en pleine nuit quand les bébés devraient dormir. Eveillé, étendu, silencieux comme la pensée, ne criant pas, ne pleurant pas, mais guettant depuis son petit lit. Il repoussa cette image. C'était insanité pure.

Alice continuait :

— Je voulais tuer le bébé. Oui. J'ai voulu le faire. Tu étais parti depuis un jour quand je suis allée dans sa chambre et j'ai mis mes mains autour de son cou. Et je suis restée longtemps  ainsi.  A  réfléchir.  Effrayée.  Et  puis j'ai  remonté la couverture, et je l'ai retournée sur son visage, et j'ai appuyé sur lui, et je l'ai laissé ainsi. Et je me suis sauvée de sa chambre en courant.

Il essaya de l'interrompre.

— Non ! laisse-moi finir, dit-elle d'une voix rauque, les yeux tournés vers le mur. Quand j'ai quitté sa chambre, j'ai pensé : c'est tout simple, il y a chaque jour des bébés qui s'étouffent. Personne ne saura jamais. Mais quand je suis venue pour le trouver mort, David, il était vivant, respirant et souriant. Après cela je ne l'ai plus touché. Je l'ai laissé là et ne suis pas revenue. Ni pour le nourrir, ni pour le regarder, ni pour rien. Sans doute la cuisinière l'a-t-elle soigné. Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c'est que ses cris m'ont tenue éveillée et que je pensais et pensais tout au long de la nuit, en marchant de long en large dans les chambres. Et maintenant je suis malade.

Elle avait presque terminé.

— Le bébé est là, il pense aux moyens de me tuer. A des moyens simples. Parce que j'en sais si long sur lui. Je ne l'aime pas. Il n'y a aucune protection entre nous. Il n'y en aura jamais.

Elle se replia intérieurement sur elle-même, et finalement s'endormit.

 

David Leiber resta un long moment à la regarder, incapable de bouger. Son sang était figé dans son corps. Pas une seule cellule ne bougeait en lui, nulle part...

Le lendemain matin, il n'y avait qu'une chose à faire. Il la fit. Il entra dans le cabinet du docteur Jeffers et lui raconta toute  l'affaire,  puis  écouta  les  réponses  indulgentes  du médecin :

— Examinons lentement la chose, fils. Il est parfois tout naturel pour une mère de haïr son enfant. Nous avons un nom pour cela — ambivalence. La capacité de haïr en même temps qu'on aime. Les amoureux se haïssent — très souvent. Les enfants détestent leur mère...

Leiber lui coupa la parole :

— Je n'ai jamais détesté la mienne !

— Vous ne l'admettriez pas, naturellement. Les gens n'admettent pas volontiers qu'ils ont éprouvé de la haine pour ceux qu'ils aiment.

— Ainsi donc Alice hait son bébé.

— Disons plutôt qu'elle éprouve une obsession. Elle a dépassé d'un cran la simple ambivalence ordinaire. La césarienne qui a amené le bébé au monde a bien failli en retirer Alice. Elle blâme l'enfant pour cela et aussi pour sa pneumonie. Elle projette ses troubles au-dehors, vers l'objet qui se trouve le mieux sous la main pour qu'elle puisse en faire le sujet d'un reproche.

«Nous en faisons tous autant: nous nous cognons dans une chaise et nous injurions le mobilier — pas notre propre maladresse. Nous ratons un coup de golf et nous envoyons au diable le gazon ou notre crosse ou la fabrication de la balle. Si nos affaires déclinent, nous accusons les dieux, le temps, notre chance ! Tout ce que je puis vous dire, c'est ce que je vous ai déjà dit: aimez-la. C'est la meilleure médecine au monde. Trouvez de petits moyens de lui montrer votre affection, donnez-lui la sécurité. Trouvez le moyen de lui  montrer  combien  inoffensif et  innocent  est  le  bébé. Faites-lui sentir qu'il en valait la peine. Après un certain temps, elle se calmera, reprendra son équilibre, oubliera la mort et se mettra à aimer l'enfant. Si d'ici à un mois à peu près, elle n'a pas changé, venez me voir. Je vous recommanderai un bon psychiatre. Maintenant, allez-vous-en, et effacez cette expression de votre visage. »

 

Quand vint l'été les choses parurent s'arranger, devenir plus faciles. Dave travaillait, se plongeait dans les histoires de bureau, mais trouvait beaucoup de temps à consacrer à sa femme.  Elle,  de son côté,  reprenait des forces, jouait de loin en loin une partie pas trop dure de badminton. Elle n'avait de crise que très rarement. Elle semblait s'être débarrassée de ses craintes.

Sauf une certaine nuit, quand un vent d'été rapide et chaud tournoya soudain autour de la maison, secouant les arbres comme autant de tambourins luisants. Alice se réveilla, tremblante, se glissa dans les bras de son mari, se laissa consoler. Et il lui demanda ce qui n'allait pas. Elle dit:

— Quelque chose est ici, dans la chambre et nous surveille.

Il alluma.

— Voilà que tu rêves de nouveau, dit-il. Tu vas mieux cependant. Tu n'as pas été angoissée depuis longtemps.

Elle soupira quand il éteignit la lumière et, soudain, s'endormit. Pendant une demi-heure à peu près, il la tint contre  lui,  pensant  à  la  douce  et  mystérieuse  créature qu'elle était.

Et puis il entendit la porte de leur chambre s'entrebâiller. Il n'y avait personne à la porte. Aucune raison pour qu'elle s'ouvre. Le vent était tombé.

Il attendit. Le temps qu'il resta, en silence, à écouter dans la nuit, il lui sembla qu'une heure s'était écoulée.

Et puis, très loin, pareille à la lamentation, au passage d'un petit météore se mourant dans le vaste golfe d'encre de l'espace, il entendit la plainte du bébé qui commençait à pleurer dans sa nursery.

C'était un son tout menu, solitaire parmi les étoiles et l'obscurité et la respiration de cette femme qu'il tenait entre ses bras et le vent qui recommençait à souffler dans les arbres.

Leiber compta jusqu'à cent lentement : les lamentations continuèrent.

Dégageant avec précaution le bras d'Alice, il se glissa hors du lit, mit ses pantoufles et sa robe de chambre et sortit doucement sur le palier.

Il allait, se disait-il, descendre, faire chauffer du lait, le monter et...

.... et l'obscurité s'effondra sous lui. Son pied glissa et plongea. Glissa sur quelque chose de mou. Plongea dans le vide.

Il lança les mains devant lui, saisit follement la rampe. Son corps cessa de tomber. Il tint bon. Il jura.

Le «quelque chose de mou» qui avait fait glisser son pied frotta les marches, rebondit de l'une à l'autre. La tête de David résonna. Son cœur battit au creux de sa gorge, lourdement, traversé d'éclairs de douleur.

Pourquoi  les  gens  négligents  laissent-ils  traîner  des choses n'importe où dans une maison ? Du bout des doigts, il tâtonna dans l'ombre, puis sa main se glaça et, le souffle coupé, son cœur manqua un ou deux battements.

 

Ce qu'il tenait à la main était un jouet. Une grosse poupée de chiffons qu'il avait achetée par plaisanterie, pour...

Pour le bébé.

 

Le lendemain, Alice le conduisit à son travail.

A mi-route de la ville, elle ralentit la voiture, freina près du trottoir et s'arrêta. Puis, se retournant sur le siège, elle regarda son mari :

— Je voudrais partir en vacances. Je ne sais pas si cela t'est possible pour le moment, chéri,  mais sinon, je t'en prie, laisse-moi partir seule. Nous trouverons bien, j'en suis sûre, quelqu'un pour s'occuper du bébé. Mais il faut que je parte. Je me croyais délivrée de ce... de ce sentiment — mais non. Je ne puis supporter de me trouver dans la chambre avec lui. Il me regarde comme si, lui aussi, me haïssait. Je ne peux pas dire exactement pourquoi, tout ce que je sais c'est que je désire partir avant que quelque chose ne se produise...

Il descendit de la voiture, fit le tour, fit mettre Alice à sa place et prit celle qu'elle venait de quitter.

— La chose que tu vas faire, c'est d'aller voir un psychiatre. S'il conseille des vacances, okay. Mais nous ne pouvons pas continuer ainsi :  mon estomac se noue tout le temps ! (Il mit la voiture en marche.) Je vais conduire jusqu'au bureau.

Elle baissa la tête, elle essayait de retenir ses larmes. Elle releva les yeux quand ils arrivèrent au bout:

— Entendu, dit-elle. Prends le rendez-vous. Je verrai qui tu voudras, David.

Il l'embrassa :

— Maintenant, tu parles avec raison, belle dame. Tu crois que tu peux conduire jusqu'à la maison sans inquiétude ?

— Bien sûr, grand bêta !

— Alors, je te reverrai pour le souper. Conduis prudemment.

— N'est-ce pas ce que je fais toujours ? Voir!

Il resta un moment au bord du trottoir, à la regarder par- tir, le vent s'emparant de ses longs cheveux noirs et brillants. Du bureau, une minute plus tard, il téléphona à Jeffers et fixa un rendez-vous avec un neuropsychiatre de confiance.

Et la journée se passa. Péniblement. Le travail allait mal. Les choses s'embrumaient et, dans la brume, il ne cessait de voir Alice perdue, errant et criant son nom. Une partie de sa  peur  était  passée  en  lui.  Elle  l'avait  effectivement convaincu que l'enfant n'était pas tout à fait normal.

Il dicta de longues lettres, dépourvues d'inspiration. En bas, il vérifia quelques expéditions, questionna des employés, leur donna des indications sur la suite de leur travail... A la fin de la journée, il était à bout, avait mal à la tête, était très content de rentrer chez lui.

En descendant par l'ascenseur, il se demanda : « Si je parlais à Alice du jouet — de la poupée de chiffons sur laquelle j'ai glissé hier? Seigneur, voilà qui étaierait ses soupçons! Non, je ne le lui dirai jamais. Un accident, après tout, est un accident. »

Quand il arriva chez lui, en taxi, des restes de jour s'attardaient dans le ciel. Devant la maison, il paya le chauffeur, remonta lentement l'allée cimentée, jouissant jusqu'au bout de la lumière qui flottait encore entre les arbres. La blanche façade coloniale de la maison donnait une impression étrange de silence et de vide, mais il se rappela que l'on était jeudi et que le personnel domestique qu'ils parvenaient à se procurer par intermittence était absent pour la journée.

Il respira profondément. Un oiseau chantait derrière la maison. Sur le boulevard, à un bloc de là, le trafic était intense. Il tourna la clef dans la serrure. Bien huilée, silencieuse, la porte s'ouvrit. Il entra, posa son chapeau et sa serviette sur la chaise, et commençait de retirer son pardessus quand il leva les yeux.

Mais il ne fit aucune attention au jouet.

Il ne pouvait que regarder sans bouger, et puis regarder encore. Regarder Alice.

Alice était écroulée en une pose grotesque, une attitude brisée de son corps frêle, au bas des marches, comme une poupée qui ne voudrait plus jouer, jamais.

Alice était morte.

La maison restait silencieuse, il n'entendait que les battements de son propre cœur.

Elle était morte.

Il lui tint la tête entre les mains, il lui serra les doigts. Il tint son corps contre lui. Mais elle ne voulait pas vivre. Elle ne voulait même pas essayer de vivre. Il l'appela par son nom, tout haut, plusieurs fois, et il tenta une fois encore, en la serrant contre lui, de lui rendre une partie de la chaleur qu'elle avait perdue, mais ce ne fut d'aucun secours.

Il se leva. Il dut faire un appel téléphonique, il ne s'en souvint pas. Il se retrouva, soudain, à l'étage. Il ouvrit la porte de la nursery, entra et, l'air vague, regarda le petit lit. Il éprouva un haut-le-cœur. Il ne voyait pas très bien.

Les yeux du bébé étaient clos, mais son visage était rouge et moite comme s'il avait pleuré longtemps.

— Elle est morte, lui dit Leiber. Elle est morte.

Il se mit alors à rire tout bas, tout doux et sans arrêt, pendant longtemps, jusqu'à ce que le docteur Jeffers sortît de la nuit et le frappât, par deux fois, violemment au visage.

— Ça suffit comme ça ! Ressaisissez-vous !

— Elle est tombée du haut des escaliers, Docteur. Elle a glissé sur une poupée de chiffons — et elle est tombée. J'ai failli en faire autant hier soir. Et maintenant...

Le docteur le secoua :

— Doc, Doc, Doc, répétait vaguement Dave. Drôle d'histoire. Drôle d'his... J'ai... j'ai fini par trouver un nom pour le bébé.

Le docteur ne dit rien.

Leiber plongea sa tête dans ses mains tremblantes et dit les mots :

— Je vais le faire baptiser dimanche prochain.  Savez quel nom je lui donne ? Je vais l'appeler Lucifer.

 

Il était onze heures du soir. Un tas de gens étrangers étaient venus dans la maison, en étaient repartis, emmenant avec eux la flamme essentielle — Alice.

David Leiber était assis en face du docteur dans la bibliothèque.

— Alice n'était pas folle, dit-il lentement. Elle avait de bonnes raisons de craindre le bébé.

— Ne suivez pas sa voie, protesta Jeffers. Elle blâmait le bébé pour sa maladie, voilà que vous lui reprochez sa mort. Elle a trébuché sur un jouet, ne l'oubliez pas. Vous ne pouvez pas en attribuer la responsabilité à l'enfant.

— Vous voulez dire à Lucifer ?

— Cessez de l'appeler ainsi ! Leiber secoua la tête :

— Alice  entendait  des  choses  la  nuit,  qui  bougeaient dans les couloirs. Voulez-vous savoir qui faisait ces bruits, Docteur? Ils étaient faits par le bébé. Agé de quatre mois, se déplaçant  dans  le  noir,  nous  écoutant  parler.  Ecoutant chaque parole. (Il agrippait les bras de son fauteuil.) Et si j'allumais les lampes, un bébé est si petit! Il peut se cacher derrière un meuble, une porte, contre un mur — plus bas que les yeux.

— Je veux que vous cessiez tout ça! dit Jeffers.

— Il faut me laisser dire ce que je pense, ou bien j'en deviendrai fou. Pendant que j'étais à Chicago, qui a tenu Alice éveillée, l'épuisant jusqu'à la pneumonie ? Le bébé ! C'était bien simple, on dépose un jouet dans l'escalier, et puis on pleure et on crie dans la nuit jusqu'à ce que le père descende pour aller chercher votre lait — et tombe. Elémentaire et brutal, mais efficace. Ça ne m'a pas eu. Mais ça a tué Alice. Raide.

David Leiber s'interrompit le temps d'allumer une cigarette.

— J'aurais  dû  comprendre.  Bien  des  nuits,  bien  des nuits, j'ai allumé la lampe et toujours je l'ai vu les yeux grands  ouverts.  La  plupart  des  bébés  dorment  tout  le temps. Pas celui-là. Il restait éveillé, à penser.

— Les bébés ne pensent pas.

— Disons qu'il restait éveillé à faire ce qu'il faut faire avec son cerveau, si vous voulez. Mais que diable savons-nous d'un cerveau de bébé? Il avait toutes les raisons de haïr Alice. Elle le soupçonnait d'être ce qu'il était. Très certainement pas un enfant normal. Quelque chose — de tout différent. Que savez-vous des bébés, Docteur? Le courant, oui. Vous savez évidemment comment les bébés tuent leur mère à la naissance. Pourquoi? Serait-ce par ressentiment d'être jetés de force dans un monde ignoble comme celui- ci?

Leiber se pencha sur le docteur, avec lassitude :

— Tout s'enchaîne. Supposez que quelques bébés parmi les millions qui naissent soient immédiatement capables de se mouvoir, de voir, d'entendre, comme c'est le cas de tant d'animaux. Les insectes sont en état de se suffire à la naissance. En quelques semaines, la plupart des mammifères et des oiseaux sont ajustés aux circonstances. Les enfants, eux, prennent des années pour parler et apprendre à tituber sur leurs faibles jambes.

«Mais supposez qu'un enfant, sur un million, soit différent ? Né avec une pleine conscience des choses, capable de penser instinctivement. Ne serait-ce pas là un "cache" parfait pour tout ce qu'un bébé pourrait vouloir faire ? Il pourrait feindre d'être ordinaire et banal, faible, pleurard, ignorant. Avec juste une légère dépense d'énergie, il pourrait ramper autour d'une maison plongée dans l'obscurité, écouter. Et comme il lui serait facile de déposer des obstacles en haut des marches ! Et combien facile de crier et de pleurer toute la nuit et d'épuiser sa mère jusqu'à la pneumonie. Et combien facile aussi, juste à la naissance, de se tenir si près de la mère de sorte que quelques manœuvres habiles provoquent une péritonite ! »

Jeffers, d'un élan, fut debout :

— Pour l'amour du ciel ! C'est là une chose révoltante à dire!

— C'est d'une chose révoltante que je parle. Combien de mères sont mortes à la naissance de leur enfant ? Combien ont  nourri  de  leur  lait  d'étranges  petites  improbabilités qui  causeront leur mort d'une  manière ou  d'une  autre? D'étranges petites créatures rouges, avec des cervelles qui fonctionnent dans  une  obscurité  sanglante  que  nous  ne pouvons même pas imaginer! De petites cervelles élémentaires, gorgées de mémoire raciale, de haine, de cruauté toute brute, qui n'ont d'autre idée que l'instinct de conservation. Et l'instinct de conservation, dans ce cas, consiste à éliminer la mère qui  a compris  à  quelle  horreur elle  a donné naissance. Je vous le demande. Docteur, qu'y a-t-il de plus égoïste au monde qu'un bébé ? Rien !

Jeffers, sourcils froncés, secouait la tête en silence. Leiber déposa sa cigarette :

— Je ne prétends pas qu'il faille à l'enfant une force extraordinaire.  Juste  assez  pour  ramper  quelques  mois avant  le  temps  prévu.  Juste  assez  pour  écouter tout  le temps. Juste assez pour crier tard dans la nuit. C'est assez. C'est plus qu'assez.

Jeffers essaya la raillerie :

— Appelez tout cela «meurtre», alors. Mais le meurtre doit avoir un motif. Quel motif l'enfant a-t-il ?

Leiber avait la réponse prête :

— Que peut-on imaginer de plus en paix, de plus à l'aise, de  plus  rêveusement content,  de  mieux nourri,  de  plus confortable, de moins tracassé qu'un enfant pas encore né ? Rien! Il flotte, hors du temps, dans une somnolente merveille de bien-être, de nourriture et de silence. Alors, soudain, on lui demande d'abandonner ce lieu de tout repos, on le force à quitter cette situation, à se démettre, on le précipite au-dehors, dans un monde bruyant, qui ne se soucie point de lui, un monde égoïste où il est demandé à chacun de se débrouiller pour son propre compte, de chasser, de vivre du produit de sa chasse, de poursuivre un amour faiblissant qui fut jadis son droit incontesté, où le désordre, le désarroi, le bruit remplaceront le silence intérieur et l'assoupissement conservateur. Et l'enfant est offensé, irrité de ce nouvel état de choses. Irrité de l'air froid, des vastes espaces, du départ soudain loin des choses familières. Et dans le filament ténu de cervelle, la seule chose que l'enfant connaisse, c'est l'égoïsme et la haine, à cause du charme qui a été brusquement rompu. Qui est responsable de ce désenchantement, de cette brutale rupture du charme ? La mère. Ainsi donc, à peine né, l'enfant a quelqu'un à haïr de toute la force de son esprit non rationnel. La mère l'a repoussé, l'a rejeté. Et le père ne vaut pas mieux. Tuons-le aussi ! Il est responsable à sa manière.

Jeffers l'interrompit :

— Si ce que vous dites est vrai, alors chaque femme au monde devrait considérer son bébé comme quelque chose de redoutable, quelque chose à craindre, quelque chose à propos de quoi se poser des questions.

— Et pourquoi pas?  L'enfant n'a-t-il pas un alibi parfait? Des siècles de croyance médicale acceptée le protègent. Au dire de tous, il est impuissant, irresponsable. Or, l'enfant est né haïssant. Et les choses s'aggravent au lieu de s'améliorer. Au début, le bébé obtient une certaine dose d'attention, de soins maternels. Puis le temps passe et les choses changent. Un bébé tout neuf a le pouvoir de faire faire à ses parents des choses absurdes, dès qu'il pleure, crie, éternue; ils sursautent au moindre bruit qu'il fait. Quand les années passent, bébé sent que même cette petite puissance  lui  échappe  rapidement,  lui  échappe  pour  ne plus jamais revenir. Pourquoi ne s'emparerait-il pas de tout le pouvoir qu'il parvient à saisir? Pourquoi, tant qu'il dispose encore de tous les avantages, n'en tirerait-il pas sournoisement le bénéfice? Dans les années à venir, il serait trop tard pour exprimer sa haine. Aujourd'hui, c'est le moment de frapper !

La voix de Leiber était très douce, très basse.

— Mon bébé, couché dans son petit lit, la nuit, hors d'haleine, le visage moite et très rouge. De pleurer? Non! De se hisser lentement hors de son berceau, de ramper longuement dans des couloirs obscurs. Mon bébé, j'ai envie de le tuer.

Le docteur lui tendit un verre d'eau et quelques pilules :

— Vous n'allez tuer personne. Vous allez dormir pendant vingt-quatre heures.  Le sommeil vous changera les idées. Prenez ceci.

Leiber prit les pilules, but et les avala, et se laissa, en pleurant, conduire à l'étage dans sa chambre et mettre au lit. Le docteur attendit jusqu'à ce qu'il fût bien endormi, puis quitta la maison.

Leiber, seul, s'enfonça, plus profond, plus profond... Il entendit un bruit :

— Qu'est... qu'est... cela? demanda-t-il faiblement. Quelque chose bougea dans le couloir.

David Leiber dormait.

 

De très bonne heure le lendemain, le docteur Jeffers prit sa voiture et alla chez Leiber. La matinée était belle et il venait chercher David pour l'emmener à la campagne, au repos. Leiber dormirait certainement encore dans sa chambre à l'étage. Jeffers lui avait donné suffisamment de somnifère pour le faire dormir pendant quinze heures.

Il sonna. Point de réponse. Les domestiques n'étaient vraisemblablement pas levés. Jeffers essaya la porte de la rue, elle s'ouvrit, il entra et posa sa trousse sur la chaise la plus proche.

Quelque chose de blanc disparut hors de sa vue en haut des marches. Tout juste une suggestion de mouvement. Jeffers le remarqua à peine.

L'odeur du gaz était dans la maison.

Jeffers courut au premier, entra en trombe dans la chambre de Leiber.

Leiber était allongé, inerte, sur son lit, et la chambre débordait de gaz — de gaz qui sortait en sifflant d'un robinet ouvert au bas du mur, près de la porte. Jeffers le ferma puis ouvrit les fenêtres et courut au corps de Leiber.

Le corps était froid. Mort depuis bon nombre d'heures. Toussant violemment, le docteur se hâta hors de la chambre, les yeux pleins d'eau. Leiber n'avait pas ouvert le robinet  lui-même:  il  n'aurait pas  pu.  Le  somnifère  l'avait assommé trop  rapidement et il  ne  se  serait pas  réveillé avant midi. Ce n'était pas un suicide. Ou y avait-il la plus faible possibilité ? Jeffers se tint dans le hall pendant cinq minutes. Puis il alla vers la porte de la nursery: elle était fermée. Il l'ouvrit et alla jusqu'au lit. Le petit lit était vide.

 

Il resta un grand moment à osciller près du berceau, puis il dit quelque chose, à personne en particulier :

« La porte de la nursery a claqué. Tu n'as pas pu rentrer dans ton lit où c'était la sécurité. Tu n'avais pas compté que la porte pourrait se fermer. Une petite chose comme une porte qui claque, et le meilleur des plans est démoli. Je vais bien te trouver quelque part dans la maison, à te donner l'air de quelque chose que tu n'es pas. »

Le docteur parut sidéré, porta la main à sa tête, eut un pâle sourire :

«Voilà que je parle comme parlèrent Alice et David. Mais je ne peux rien laisser au hasard. Je ne suis sûr de rien, mais je ne peux rien laisser au hasard. »

Il descendit, ouvrit sa trousse posée sur la chaise, y prit un objet qu'il garda dans la main.

Quelque chose bruissa du bout du corridor. Un froissement très léger. Quelque chose de très petit et de très silencieux. Jeffers tourna vivement sur lui-même.

«J'ai dû opérer pour t'amener dans ce monde», pensa-t-il.

« Maintenant je crois pouvoir opérer pour t'en faire sortir. » Il fit dans le hall quelques pas lents et assurés. Il leva la main vers un rayon de soleil :

— Regarde, bébé! quelque chose qui brille... quelque chose de joli...

Un scalpel.

Ray Bradbury / Celui qui attend