« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LES SUPERSTITIONS


 

 

L'oncle Genaro revenait

des montagnes. L'homme n'avait

dans tout le corps un os entier :

terre, cheval, balle, taureau,

pierre, neige et fatalité

avaient tout réduit en morceaux.

Il dormait parfois dans ma chambre.

Les jambes raides, il lui fallait

lutter pour entrer dans son lit

comme s'il montait à cheval.

Il soufflait, maudissait, traînait

en crachant, ses bottes mouillées,

puis, en fumant, il racontait

les incidents de la forêt.

J'appris ainsi que le Malin

qui sentait le souffre à plein nez

apparut à Juan Navarro :

« Du feu », implorait-il. Par chance,

presque au moment de se damner,

Navarro aperçut la queue

infernale, électrique, hirsute,

traînant à terre, sous le poncho.

Il prit son fouet mais ne fouetta

que le vide car le Malin

disparut, se fit branche d'arbre,

air et nuit pleine de vent froid.

On n'est pas le Malin pour rien !

 

Genaro Candia fume, fume

quand la grande pluie de Juillet

roule et s'abat sur Temuco

et quand la race de la pluie

engendre ainsi ses religions.

 

Cette voix cassée, cette lente

voix d'interstices, de ravines,

voix du boldo, de l'air glacé,

de la rafale, des épines,

cette voix qui reconstituait

le pas du puma sanguinaire

et le style noir du condor,

et le printemps inextricable

sans fleurs mais avec des volcans,

sans cœur mais avec des montures,

les bêtes harassées roulant

dans les abîmes, l'étincelle

sautant de l'éventail des fers,

et puis la mort, rien que la mort,

et la forêt qui n'a de fin.

 

Don Genaro le silencieux

syllabe à syllabe apportait

sueur, sang, blessures, revenants,

en fumant à fume que fume

Toute la chambre s'emplissait

de chiens, de feuilles, de chemins,

et j'écoutais : dans les lagunes

flotte un cuir qui n'a l'air de rien

mais qui te guette; tu le touches

et il devaient monstre d'enfer

t'attirant vers les profondeurs,

le pays des disparitions,

le pays où vivent les morts

au fond de je ne sais quel lieu,

décapités par la forêt,

sucés par les chauves-souris

aux immenses ailes de soie.

Tout ici même était glissant.

Chaque sentier, un animal

qui allait esseulé, un feu

qui gambadait dans les prairie,

un voyageur au clair de lune,

un doux renard qui boitillait,

la feuille noire qui tombait.

A peine a-t-on porté la main

au scapulaire ou à la croix,

au nom du… que tout est phosphore,

corne brûlée et soufre noir.

Mais le Malin, le ténébreux,

guette ailleurs qu'à la belle étoile.

Dans l'intimité des maisons,

un gémissement, une plainte

dans l'ombre, des chaînes qu'on traîne,

et la défunte qui arrive

fidèle au rendez-vous nocturne,

et don Francisco Montero

qui revient chercher son cheval

au creux du val, près du moulin,

où il mourut avec sa femme.

 

Longue est la nuit, longue est la pluie,

et j'aperçois le feu sans fin

de la cigarette que fume

celui qui raconte et raconte.

J'ai peur. Il pleut, et pris ainsi

entre pluie et Diable je tombe

au fond d'un ravin plein de soufre,

dans l'enfer avec ses chevaux,

sur les montagnes emballées.

 

Souvent le sommeil m'a surpris

dans le Sud, écoutant la pluie,

tandis que l'oncle Genaro

ouvrait ce sac de toile sombre

qu'il rapportait de ses montagnes.

Pablo Neruda / Mémorial de l'Île Noire
traduit de l'espagnol par Claude Gouffon