LES SUPERSTITIONS
Par domcorrieras, le samedi 23 mai 2020 - Poèmes & chansons - lien permanent
L'oncle Genaro revenait
des montagnes. L'homme n'avait
dans tout le corps un os entier :
terre, cheval, balle, taureau,
pierre, neige et fatalité
avaient tout réduit en morceaux.
Il dormait parfois dans ma chambre.
Les jambes raides, il lui fallait
lutter pour entrer dans son lit
comme s'il montait à cheval.
Il soufflait, maudissait, traînait
en crachant, ses bottes mouillées,
puis, en fumant, il racontait
les incidents de la forêt.
J'appris ainsi que le Malin
qui sentait le souffre à plein nez
apparut à Juan Navarro :
« Du feu », implorait-il. Par chance,
presque au moment de se damner,
Navarro aperçut la queue
infernale, électrique, hirsute,
traînant à terre, sous le poncho.
Il prit son fouet mais ne fouetta
que le vide car le Malin
disparut, se fit branche d'arbre,
air et nuit pleine de vent froid.
On n'est pas le Malin pour rien !
Genaro Candia fume, fume
quand la grande pluie de Juillet
roule et s'abat sur Temuco
et quand la race de la pluie
engendre ainsi ses religions.
Cette voix cassée, cette lente
voix d'interstices, de ravines,
voix du boldo, de l'air glacé,
de la rafale, des épines,
cette voix qui reconstituait
le pas du puma sanguinaire
et le style noir du condor,
et le printemps inextricable
sans fleurs mais avec des volcans,
sans cœur mais avec des montures,
les bêtes harassées roulant
dans les abîmes, l'étincelle
sautant de l'éventail des fers,
et puis la mort, rien que la mort,
et la forêt qui n'a de fin.
Don Genaro le silencieux
syllabe à syllabe apportait
sueur, sang, blessures, revenants,
en fumant à fume que fume
Toute la chambre s'emplissait
de chiens, de feuilles, de chemins,
et j'écoutais : dans les lagunes
flotte un cuir qui n'a l'air de rien
mais qui te guette; tu le touches
et il devaient monstre d'enfer
t'attirant vers les profondeurs,
le pays des disparitions,
le pays où vivent les morts
au fond de je ne sais quel lieu,
décapités par la forêt,
sucés par les chauves-souris
aux immenses ailes de soie.
Tout ici même était glissant.
Chaque sentier, un animal
qui allait esseulé, un feu
qui gambadait dans les prairie,
un voyageur au clair de lune,
un doux renard qui boitillait,
la feuille noire qui tombait.
A peine a-t-on porté la main
au scapulaire ou à la croix,
au nom du… que tout est phosphore,
corne brûlée et soufre noir.
Mais le Malin, le ténébreux,
guette ailleurs qu'à la belle étoile.
Dans l'intimité des maisons,
un gémissement, une plainte
dans l'ombre, des chaînes qu'on traîne,
et la défunte qui arrive
fidèle au rendez-vous nocturne,
et don Francisco Montero
qui revient chercher son cheval
au creux du val, près du moulin,
où il mourut avec sa femme.
Longue est la nuit, longue est la pluie,
et j'aperçois le feu sans fin
de la cigarette que fume
celui qui raconte et raconte.
J'ai peur. Il pleut, et pris ainsi
entre pluie et Diable je tombe
au fond d'un ravin plein de soufre,
dans l'enfer avec ses chevaux,
sur les montagnes emballées.
Souvent le sommeil m'a surpris
dans le Sud, écoutant la pluie,
tandis que l'oncle Genaro
ouvrait ce sac de toile sombre
qu'il rapportait de ses montagnes.
Pablo Neruda / Mémorial de l'Île Noire
traduit de l'espagnol par Claude Gouffon