« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Un jeune homme comme tout le monde


 

 

Il était une fois un jeune homme comme tout le monde.

Tellement comme tout le monde qu’on ne le voyait pas.

Dans notre ville, les gens lettrés disaient de lui qu’il était… anodin... Les autres ne disaient rien ou ... Bof !... lorsque l’on insistait.

De toutes façons chacun vivait sa vie, et tout le monde sait que cette chose-là vous prend tout votre temps.

 

Il n’y avait, dans notre ville, que les enfants et les vieillards pour s’étonner des choses. Les uns par découverte, les autres avec regrets... Mais ça semblait normal et personne n’y prêtait attention.

On avait bien le temps de découvrir, on aurait bien le temps de regretter !”

valait pour la morale communément admise.

Quant à ce qui allait de travers, il y aurait toujours une explication.

 

On s’occupait. Le plus possible... D’abord tout seul. Ensuite les uns les autres. Il y avait tant à faire pour être là, exister, être vu, ne rien rater, qu’on n’avait plus le temps de rien…

Si bien qu’un jour, quand ce jeune homme disparut, personne ne s’en aperçu.

Et, sans y prendre garde, on l’oublia.

À l’exception peut-être de cette vieille dame qui fut la seule à s’étonner d’un parfum de printemps, très insolite à cette époque de l’année et de ce jeune homme aussi joli qu’étrange qu’elle avait croisé rue de la Chance, une rue qu’elle empruntait toujours pour rentrer ("on ne sait jamais" disait-elle) et qui riait tout seul.

Une sorte de joie lui était venue à le voir rire et elle avait souri, contente.

 

C’était peu de jours, très peu de temps vraiment avant que « ÇA » se passe.

Et c’était ce parfum...

Le même parfum flottait le jour où tout bougea.

 

Bien sûr, beaucoup, - la majorité - soutint que rien n’avait bougé.

D’ailleurs il n’y avait eu aucune explication. Rien d’officiel, pas de commentaires, le silence habituel, profond, intense.

 

Mais ce jour là, cependant, tout bougea.

L’espace d’une seconde, parfaite, impondérable, l’air trembla, brouillant les lignes, noyant les perspectives - pourtant courtes - des rues, créant d’un coup l’absence vivante, immédiatement palpable, de toute sécurité visuelle.

Dans la ville, ce fut la stupeur.

Chacun crut - ce fut si bref - que c’était de sa faute.

 

Quelques enfants trébuchèrent, tombèrent mais rebondirent aussitôt comme de petites balles souples et la majorité d’entre eux, ravis, attendirent sur leur derrière que "Ça" recommence...

Quant aux vieillards ils s’accrochèrent fermement où faire se pouvait, croyant - et sans partage - que c’était le début de la fin.

Seuls les amants ne s’aperçurent de rien… Leurs corps, las de sentir, se faisaient liquides, ils ne désiraient rien que la transparence, voir la surface de l’eau, d’en dessous... Échapper au miroir, enfin.

Et lorsque tout bougea ils glissèrent, aquatiques, corps contre corps dans la clarté défaite du jour.

Ils ne comptaient pas le vertige.

 

Puis ce fut le silence.

Une seconde d’un silence énorme...

Imaginez une ville entière, arrêtée, suspendue, comme une question idiote mais très embarrassante.

Le temps de se reprendre, comme si de rien n’était.

Mais tout de même, ce silence là, ce jour là, fut bien la preuve que tout avait bougé.

La culpabilité flottait sur bien des têtes.

Il n’y eut pas d’explication.

Et pourtant, à ce moment précis et en plein centre ville, Antoine, un garçon de sept ans, vivait une drôle d’aventure.

Debout à la fenêtre il contemplait un étrange bonhomme tout grand, tout maigre qui chevauchait le toit de la maison d’en face.

Tranquillement posé là, il jouait avec ses mains. Ou plutôt, les faisant voleter tout autour de sa tête, il semblait converser avec elles.

 

Curieuse conversation, parlant une drôle de langue : une langue-musique… en petits cris très vifs - de haut en bas très vite - coupés d’éclats de rire et de plaintes très douces avec, par ci par là, de grands silences où le bonhomme semblait écouter quelque chose.

De drôles de grands silences.

Comme une chose neutre et vide.

L’absence totale du moindre son.

Cela étourdissait.

Quand les bruits revenaient ils étaient comme tout neufs, d’une précision incroyable. C’était très agréable.

Et ce brouillard étrange qui empanachait tout ! Ça faisait très joli.

 

Antoine, fasciné, absorbé, ne quittait pas la scène des yeux.

Il y eut encore un silence, comme un grand vide.

Mais, cette fois, au coeur de ce vide, comme venu de très loin, surgit un bourdonnement sombre, une musique sourde et rouge qui évoqua immédiatement pour Antoine ce nid d’insectes, muré dans de vieilles pierres contre lesquelles on avait posé son oreille, un jour, il y a très longtemps.

Cela lui avait fait très peur; comme une intimité terrible, un contact direct avec un espace immense et invisible, caché dans le secret d’une autre dimension.

C’était comme s’écouter l’intérieur.

Et maintenant, là, cette vibration intense et affairée, c’était la même chose. C’était habité et vivant, hanté par le battement de son coeur et balayé du souffle lent de l’air qu’il respirait.

Antoine, les yeux fermés, écoutait…

Et de s’entendre ainsi l’intérieur le fit se sentir peu à peu flottant, ouateux, fondu, léger comme une plume.

Il volait.

L’appui de la fenêtre n’existait plus ; il se sentit planer, puis, très lentement, tomber, tout droit, sans avoir peur du tout.

Il était rond, transparent, très confortable en quelque sorte et porté...

Cela dura le temps de plein de battements de coeur.

 

Puis, brutalement, il sentit de nouveau son corps et, contre lui, l’appui de la fenêtre.

Ce fut violent.

Il ouvrit les yeux, effaré.

Il était revenu au même endroit et tout était normal ! Le toit de la maison d’en face était complètement vide. Quant à lui, il n’avait pas bougé d’un centimètre !

Il eut un geste des deux mains vers son visage pour se frotter les joues, les yeux, le front. Aucun doute.

 

Quelques heures plus tard, au dîner, le récit que lui fit son fils inquiéta bien un peu le maire de notre ville. Cette histoire de silence, de brouillard, de bonhomme sur un toit... N’avait-il pas, lui aussi, et à peu près à la même heure, ressenti un singulier malaise et n’avait-il pas vu ses propres collaborateurs, qui s’essuyer le front, qui se lever brusquement, très pâle ou s’aggripper à la table du conseil des deux mains et tout le monde, enfin, interroger furtivement l’assemblée du regard ?

Mais - et c’était là l’essentiel - il n’y avait pas eu entre eux, ni ailleurs que l’on sache, la moindre explication.

Mais cette histoire d’enfant... Étrange tout de même…

Un agacement le prit :

- Rêveries et rodomontades ! trancha tout haut le père d’Antoine, qui était aussi notre maire et aimait bien les mots savants. Si quelque chose s’était passé, on le ferait savoir en haut lieu !

Ne pas se tromper d’importance surtout, c’était ça l’important !

Et le tout se noya dans une affaire de tout-à-l’égoût bien plus indispensable.

Mais, cette même nuit, ce même maire changea d’avis.

Emmanuelle k / Psitrouille (extrait - épisode 1), publié sur le site Danger Poésie : https://poesiedanger.blogspot.com/2020/04/psitrouille.html?fbclid=IwAR1_0japAXXEBT6RcJG2he7xRYa5BWBWpB8CFr4kJiP4J9gTY7TmNuN0c9g