« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LA LUNE, LE TRAIN


 

 

La lune, le paysage, le train.

Nous longeons sans à-coup la rive sud

du lac, doublant les thermes et les sanatoriums.

Le contrôleur traverse le wagon salon pour nous dire

que si nous regardons sur la gauche — là-bas, là où

il y a des lumières — nous verrons un court de tennis

éclairé, et qu’il est probable, même à cette heure-ci, que nous

découvrirons Franz Kafka sur le court. C’est un fou de

tennis jamais rassasié. au bout d’une minute, ça

ne manque pas — voici Kafka, en tenue blanche,

disputant un double contre un jeune homme

                                                   [et une jeune femme.

Une jeune inconnue est la partenaire de Kafka. quelle

paire mène ? Qui compte les points ? La balle va

et vient. tous semblent jouer à la perfection,

à fond. aucun des quatre ne se donne la peine de lever les yeux

sur le train qui passe. Soudain la voie s’incurve

et s’engage dans un bois. Je me tourne sur le siège

pour regarder en arrière, mais soit on éteint soudain

l’éclairage du court, soit la position du wagon

fait que derrière nous ce n’est que ténèbres.

C’est à cet instant que tous les clients restés dans le wagon salon

décident de commander encore un verre,

                                                   [ou quelque chose à grignoter.

Bah, pourquoi pas ? Kafka était végétarien et abstème,

lui, mais cela ne devrait peser sur le style de personne. Sans

compter que nul dans le train ne semble le moins du monde

s’intéresser à la partie, ou à ceux qui la disputent sur le court

éclairé. J’étais en route vers une vie nouvelle

et différente, et n’étais en fait intéressé moi-même qu’à demi, mes

pensées étaient ailleurs. Néanmoins, j’estimais que c’était

une chose non dénuée d’un certain intérêt qu’il convenait

de signaler ; et j’étais content que le contrôleur l’ait fait.

 

     « Alors c’était Kafka », fit une voix dans mon dos.

     « Bon, répliqua une autre. Et puis après ? Moi, c’est Perlmutter.

Enchanté. Buvons quelque chose. » Ce que disant, l’homme

tira un jeu de cartes de la poche de sa chemise et se mit à les battre

sur la table devant lui. Ses mains

énormes étaient rouges et gercées ; on aurait dit qu’elles allaient

dévorer toutes les cartes d’un coup. Une fois de plus la voie s’incurve

et s’engage dans un bois.

Raymond Carver / Jusqu’à la cascade - Poésie