LA LUNE, LE TRAIN
Par domcorrieras, le vendredi 20 mars 2020 - Poèmes & chansons - lien permanent
La lune, le paysage, le train.
Nous longeons sans à-coup la rive sud
du lac, doublant les thermes et les sanatoriums.
Le contrôleur traverse le wagon salon pour nous dire
que si nous regardons sur la gauche — là-bas, là où
il y a des lumières — nous verrons un court de tennis
éclairé, et qu’il est probable, même à cette heure-ci, que nous
découvrirons Franz Kafka sur le court. C’est un fou de
tennis jamais rassasié. au bout d’une minute, ça
ne manque pas — voici Kafka, en tenue blanche,
disputant un double contre un jeune homme
[et une jeune femme.
Une jeune inconnue est la partenaire de Kafka. quelle
paire mène ? Qui compte les points ? La balle va
et vient. tous semblent jouer à la perfection,
à fond. aucun des quatre ne se donne la peine de lever les yeux
sur le train qui passe. Soudain la voie s’incurve
et s’engage dans un bois. Je me tourne sur le siège
pour regarder en arrière, mais soit on éteint soudain
l’éclairage du court, soit la position du wagon
fait que derrière nous ce n’est que ténèbres.
C’est à cet instant que tous les clients restés dans le wagon salon
décident de commander encore un verre,
[ou quelque chose à grignoter.
Bah, pourquoi pas ? Kafka était végétarien et abstème,
lui, mais cela ne devrait peser sur le style de personne. Sans
compter que nul dans le train ne semble le moins du monde
s’intéresser à la partie, ou à ceux qui la disputent sur le court
éclairé. J’étais en route vers une vie nouvelle
et différente, et n’étais en fait intéressé moi-même qu’à demi, mes
pensées étaient ailleurs. Néanmoins, j’estimais que c’était
une chose non dénuée d’un certain intérêt qu’il convenait
de signaler ; et j’étais content que le contrôleur l’ait fait.
« Alors c’était Kafka », fit une voix dans mon dos.
« Bon, répliqua une autre. Et puis après ? Moi, c’est Perlmutter.
Enchanté. Buvons quelque chose. » Ce que disant, l’homme
tira un jeu de cartes de la poche de sa chemise et se mit à les battre
sur la table devant lui. Ses mains
énormes étaient rouges et gercées ; on aurait dit qu’elles allaient
dévorer toutes les cartes d’un coup. Une fois de plus la voie s’incurve
et s’engage dans un bois.
Raymond Carver / Jusqu’à la cascade - Poésie