« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L’ARRACHAGE DES TÊTES


 

 

 

     Ils tenaient seulement à le tirer par les cheveux. Ils ne voulaient pas lui faire de mal. Ils lui ont arraché la tête d’un coup. Sûrement elle tenait mal. Ça ne vient pas comme ça. Sûrement il lui manquait quelque chose.

     Quand elle n’est plus sur les épaules, elle embarrasse. Il faut la donner. Mais il faut la laver, car elle tache la main de celui à qui on la donne. Il faut la laver. Ça celui qui l’a reçue, les mains déjà baignée de sang, commence à avoir des soupçons et il commence à regarder comme quelqu’un qui attend des renseignements.

     — Bah ! On l’a trouvée en jardinant… On l’a trouvée au milieu d’autres… On l’a choisie parce qu’elle paraissait plus fraîche. S’il en préfère une autre… on pourrait aller voir. Qu’il garde toujours celle-là en attendant…

     Et ils s’en vont suivis d’un regard qui ne dit ni oui ni non, un regard fixe.

     Si on allait voir du côté de l’étang. Dans un étang on trouve quantité de choses. Peut-être un noyé ferait-il l’affaire.

     Dans un étang, on s’imagine qu’on trouvera ce qu’on voudra. On en revient vite et l’on en revient bredouille.

     Où trouver des têtes toutes prêtes à  offrir ? Où trouver ça sans trop d’histoires ?

     — Moi, j’ai bien mon cousin germain. Mais, nous avons autant dire la même tête. Jamais on ne croira que je l’ai trouvée par hasard.

     — Moi… il y a mon ami Pierre. Mais il est d’une force à ne pas se la laisser enlever comme ça.

     — Bah, on verra. L’autre est venue si facilement.

     C’est ainsi qu’ils s’en vont en proie à leur idée et ils arrivent chez Pierre. Ils laissent tomber un mouchoir. Pierre se baisse. Comme pour le relever, en riant, on le tire en arrière par les cheveux. La tête est venue, arrachée.

     La femme de Pierre entre, furieuse… « Soulaud, voilà qu’il a encore renversé le vin. Il n’arrive même plus à le boire. Il faut encore qu’il le renverse à terre. Et ça ne sait même plus se relever… »

     Et elle va pour chercher de quoi nettoyer. Ils la retiennent donc par les cheveux. Le corps tombe en avant. La tête leur reste dans la main. Une tête furieuse qui se balance aux longs cheveux.

     Un grand chien surgit, qui aboie fortement. On lui donne un coup de pied et la tête tombe.

     Maintenant ils sont trois. Trois, c’est un bon chiffre. Et puis il y a du choix. Ce ne sont vraiment pas des têtes pareilles. Non, un homme, une femme, un chien.

     Et ils repartent vers celui qui a déjà une tête, et ils le retrouvent qui attend.

      Ils lui mettent sur les genoux le bouquet de têtes. Lui, met à gauche la tête de l’homme, près de la première tête, et la tête de chien et la tête de femme et ses longs cheveux de l’autre côté. Puis il attend.

     Et il les regarde d’un regard fixe, d’un regard qui ne dit ni oui ni non.

     — Oh ! celles-là, on les a trouvées chez un ami. Elles étaient là dans la maison… N’importe qui aurait pu les emporter. Il n’y en avait pas d’autres. On a pris celles qu’il y avait. Une autre fois on sera plus heureux. Après tout ça a été de la chance. Ce ne sont pas les têtes qui manquent heureusement. Tout de même, il est déjà tard. Les trouver dans l’obscurité. Le temps de les nettoyer, surtout celles qui seraient dans la boue. enfin, on essaiera… Mais, à nous deux, on ne peut quand même pas en rapporter des tombereaux. C’est entendu… On y va… Peut-être qu’il en est tombé quelques-unes depuis tout à l’heure. On verra…

     Et ils s’en vont, suivis d’un regard qui ne dit ni oui ni non, suivis d’un regard fixe.

     — Oh moi, tu sais. Non ! Tiens ! Prends ma tête. Retourne avec, il ne la reconnaîtra pas. Il ne les regarde même pas. Tu lui diras… !: « Tenez, en sortant, j’ai buté là-dessus. C’est une tête, il me semble. Je vous l’apporte. Et ce sera suffisant pour aujourd’hui, n’est-ce pas ?… »

     — Mais, mon vieux, je n’ai que toi.

     — Allons, allons, pas de sensibilité. Prends-la. Allons, tire, tire fort, mais plus fort, voyons.

     — Non. Tu vois, ça ne va pas. C’est notre châtiment. Allez, essaie la mienne, tire, tire.

     Mais les têtes ne partent pas.  De bonnes têtes d’assassins.

     Ils ne savent plus que faire, ils reviennent, ils retournent, ils reviennent, ils repartent, ils repartent, suivis du regard qui attend, un regard fixe.

     Enfin ils se perdent dans la nuit, et ça leur est d’un grand soulagement ; pour eux, pour leur conscience. Demain, ils repartiront au hasard, dans une direction qu’ils suivront tant qu’ils pourront. Ils essaieront de se faire une vie. C’est bien difficile. On essaiera. On essaiera de ne plus songer à rien de tout ça, à vivre comme avant, comme tout le monde…

 

Henri Michaux / Plume