« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

INGRATITUDE



 

     Un serpent ayant mordu quelqu’un, les gens de ce dernier cherchèrent ce serpent pour le tuer ; mais lui se met en quête d’une cachette.     En s’enfuyant, il rencontre un homme qui défrichait son champ et lui dit : « Je viens à toi ; cache-moi ! — Bien, dit l’homme, va à cet arbre, entre dedans et cache-toi. — Dans l’arbre ! s’écria le serpent, mais je n’y serai pas caché ! — Alors, dit l’homme, réfugie-toi dans cette grande termitière. »

     Mais le serpent : « Là encore, je ne serai pas caché ! — Alors, dit l’homme, où te mettre ? — Ouvre ta bouche, dit le serpent, j’y entrerai et ainsi je serai bien caché. — Non ! non ! non ! s’écrie l’homme, car, pour le bien que je te ferais ainsi, tu ne me rendrais en échange que du mal. — Non ! non ! je ne te ferai pas le moindre mal. — Alors, soit ! dit le paysan ; entre dans ma bouche et cache-toi. »

    Il ouvre la bouche et le serpent entre. Comme il venait de disparaître, ceux qui le cherchaient arrivèrent et fouillèrent partout, mais ils ne le virent point et s’en retournèrent chez eux. « Eh bien, lui dit alors l’homme, tu peux sortir, car ils sont partis. — Moi, sortir ! répond le serpent. N’es-tu pas fou, bonhomme ! Eh quoi ! je sortirais alors que pour ton plaisir tu continuerais à manger du couscous et boire de l’eau ! Par reconnaissance pour le bien que tu m’as fait, je consens à ne pas toucher à ton cœur ni à tes intestins, mais, certes, je mangerai le couscous que tu mangeras et je boirai l’eau que tu boiras. Cela me suffira. » Et il ajoute : « Non, je ne sortirai pas ! »

     Quand il a entendu cela, l’homme se met à se lamenter et son ventre commence à gonfler. Il retourne chez lui en pleurant ; ses femmes et ses filles se réunissent autour de lui et lui demandent : « Que t’es-il arrivé ? » Il leur répond : « J’ai un serpent dans le ventre : je lui ai fait du bien et il rend le mal. »

     Alors toutes se mettent à se lamenter.

     Pendant qu’elles pleuraient, un héron, venant à passer, entend leurs cris, descend près d’eux et leur demande : « Pourquoi pleurez-vous ? » Les femmes répondent : « Nous pleurons parce que notre mari à un serpent dans le ventre. — N’est-ce que cela ? dit le héron; le remède est facile. Mais, ajoute-t-il, la reconnaissance est lourde à porter, et je prévois que si je vous rends service, vous me paierez d’ingratitude. — Non ! non ! dit l’homme, je ne serai certes pas ingrat comme ce serpent qui s’est coulé dans mon ventre ! — Eh bien, dit le héron, ouvre ta bouche. » Il l’ouvre et le héron y introduit sa patte.

     Or, le serpent, sentant remuer quelque chose, pense : « C’est sans doute du couscous. » ET il ouvre sa bouche ; mais c’est la patte du héron qui y entre. Le héron tire doucement, tout en s’élevant dans les airs ; quand il est assez haut, il laisse tomber le serpent, qui est tué sur le coup.

     Alors le héron redescend et dit à l’homme : « Fais-moi l’aumône de deux poulets. » L’homme dit : « En voici déjà un ! » Et il s’empare du héron, en ajoutant : « Il n’en reste plus qu’un à trouver. » Le héron dit : « C’est bien ce que j’avais prévu ! » — Qu’importe ! » répond l’homme. Et il ouvre son poulailler, le met dedans et referme la porte en disant : « Je vais dehors chercher le second poulet, et quand je vous aurai réunis tous les deux, je vous égorgerai. » Et il sort.

     La femme dit alors : « Ceci est une ingratitude que je ne puis admettre. » Elle se lève, ouvre la porte du poulailler et dit à l’oiseau : « Envole-toi ! »

     Le héron sort du poulailler ; mais, avant de partir, il crève les yeux de la femme et s’envole. Du serpent, de l’homme ou du héron, quel est des trois le plus ingrat ? Tous les trois ont également contribué au malheur de la femme.

     C’est fini.

Blaise Cendrars / Anthologie nègre