« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

DANS LE PETIT WAGON BELGE


 

 

Tandis que t’appuyant à la vitre brouillée

Qui sait donner au jour la douceur d’un regard

Tu guettes, comme le chasseur guette un chevreuil,

Le passage de la frontière dans les bois,

Et que, malgré le train qui me cogne le dos,

Je fais peser toute mon âme au même point

Pour deviner si quelque chose va finir

Et si commencera quelque chose,

                                                      des hommes,

Prisonniers avec nous de ce lieu fugitif,

Nous entourent d’une pensée où l’on a chaud.

 

Ils sont nés avant nous, dans une autre patrie.

Ils vivent. Le milieu de leur face barbue

Tient une pipe courte et fait un bruit de mots.

Tu ne vois pas leurs yeux qui se collent sur nous

Comme des mouches bleues sur des pêches sucrées.

C’est en vain que ton âme est penchée au dehors.

Ramène-la. Ne cherche pas à te défendre.

Sens l’impalpable exil nous entrer dans la peau,

Imprégner l’épaisseur de la chair, membre à membre ;

Sens-le monter comme la force du sommeil

De tes pieds à ton cœur, et de ton cœur au mien.

Jules Romains / Le Voyage des amants
Illustration : Portrait gravé de Jules Romains par A. D. de Segonzac