« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Éloge de la disparition


 

 

« Ce que nous appelons démesure, ce que Sophocle appelle la démesure, ce qui, d’après lui, est irrémédiablement puni de mort par les dieux, n’est que l’ensemble de nos propres mesures. »

 

Jean Giono, Noé

 

 

          Parfois j’ai ce besoin — vital quasiment, du moins viscéral — d’être sur le départ. Je me souviens du ciel et de la terre, mais c’est un souvenir qui n’est plus ancré dans ma chair et il me faut aller tout de suite à sa rencontre, nourrir sa revivifiance, au risque de ne plus savoir quelque chose d’essentiel sur moi.

          Moi ou eux — les hommes, pareillement.

          C’est donc d’abord une voie ferrée et je m’en vais, je fuis la ville, son agitation, son trop-plein, ses machines et autres engins. tout son vacarme. Je tente la campagne. après un long voyage, j’atterris enfin dans une gare. Une simple gare avec un quai  et une guérite. Alentour : rien. la nature. Je quitte la gare, seule. Je marche longtemps. Très longtemps. même fatiguée, il me faut poursuivre, car c’est autre chose qu’une nature remodelée par l’homme que je cherche.

          Lorsque l’auto franchit le col, le temps change brusquement. La pluie cède çà la neige, il y a du vent et du brouillard. L’autoroute que nous allons bientôt quitter ressemble à une nationale sans envergure. Un tapis blanc recouvre tout — les dernières maisons, les murets, les barrières, les barbelés —, tapis qui s’épaissit de minute en minute. Le ciel trop bas semble avoir eu le désir d’écraser la plaine. Brumes et vapeurs ont noyé la ligne de démarcation entre le ciel et la terre. Voici qu’ils ne font plus qu’un. En silence, j’admire leur fusionnement.

          Les cimes des arbres, leurs branches, leurs troncs ont également été recouverts par la neige. des arbres qui me paraissent maintenant figés dans une expression étrange, oscillant  entre la sérénité et l’inquiétude.

          Petit à petit, les traces du dernier passage des animaux dans la plaine ont toutes été effacées et les cris des oiseaux se sont tus.

          Sur ce monochrome blanc, je rêve éveillée. Naît alors en moi le besoin d’écrire sur — ou à partir de — la disparition progressive des choses. Comme on ne peut plus les voir, on ne peut plus les nommer et elles finissent par disparaître. mais en apparence seulement, puisque tout homme est Noé. Tout homme porte en lui la mémoire du monde. Longtemps après sa disparition.

Ophélie Jaësan / La Mer remblayée par le fracas des hommes