« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE MENSONGE ET LA VÉRITÉ


 

 

 

     Un jour, le Mensonge et la Vérité entreprirent ensemble un voyage.

     Le Mensonge dit gentiment à sa compagne : « Partout où nous nous présenterons, c’est toi qui porteras la parole, car si l’on me reconnaissait, nul ne voudrait nous recevoir. »

     Dans la première maison où ils entrèrent, ce fut la femme du maître qui les accueillit ; le maître arriva à la tombée de la nuit et demanda tout de suite à manger : « Je n’ai encore rien préparé », dit sa femme. Or, à midi, elle avait préparé le déjeuner pour deux et en avait caché la moitié. Bien que son mari n’en sût rien, il entra cependant dans une grande colère, parce qu’il arrivait, très affamé, des champs. Se tournant vers les étrangers, le mari leur demanda : « Pensez-vous que ce soit là le fait d’une bonne ménagère ? » Le Mensonge garda prudemment le silence ; mais la Vérité, obligée de répondre, dit avec sincérité qu’une bonne ménagère aurait dû tout préparer pour le retour de son mari. Alors, la femme de l’hôte, violemment irritée contre ces étrangers qui se permettaient de se mêler des affaires de son ménage, les jeta finalement à la porte.

     Au deuxième village où ils arrivèrent, le Mensonge et la Vérité trouvèrent les enfants occupés à partager une vache stérile, fort grasse, qui venait d’être abattue.

     Quand les voyageurs entrèrent chez le chef du village, ils rencontrèrent des enfants qui venaient de remettre au chef la tête et les membres de la vache, en lui disant : « Voici ta part. » Or, chacun sait que c’est toujours le chef qui fait les parts dans une distribution de cette nature.

     Le chef, s’adressant à nos étrangers, qui venaient d’assister à tous ces détails, leur demanda : « Qui pensez-vous donc qui commande ici ? — Apparemment, dit la Vérité, ce sont les enfants. » À ces mots, le chef se mit dans une terrible fureur et fit immédiatement chasser ces étrangers, si impertinents.

     Le Mensonge dit alors à la Vérité : « Vraiment, je ne puis te laisser plus longtemps le soin de nos affaires, car tu nous ferais mourir de faim. Ainsi, dès maintenant, c’est moi qui y pourvoirai. » Au village qu’ils atteignirent peu après, ils s’établirent sous un arbre, près d’un puits. De grands cris partaient du village, et is surent bientôt que la favorite du roi était morte.

     Tout éplorée, une servante vint puiser de l’eau. Le Mensonge, s’approchant d’elle, lui dit : « Quel malheur est-il donc arrivé que tu pleures ainsi et que tout le village se lamente ? — C’est que, dit-elle, notre bonne maîtresse, la femme préférée du roi, est morte. — Comment ? tant de bruit pour si peu ? dit le Mensonge. Va donc dire au roi de cesser de s’affliger, car je suis capable de rappeler à la vie les personnes mortes depuis plusieurs années même. »

     Le roi envoya un beau mouton aux voyageurs, pour leur souhaiter la bienvenue, et fit dire au Mensonge de patienter, qu’il ferait appel à ses talents quand il le jugerait opportun.

     Le lendemain et le surlendemain, le roi envoya encore un beau mouton et fit dire les mêmes paroles au Mensonge. Celui-ci feignit de perdre patience et fit prévenir le roi qu’il était décidé à partir si, le lendemain, il ne le faisait pas appeler. Le roi manda le Mensonge pour le lendemain.

     À l’heure dite, le Mensonge se trouva chez le roi. Celui-ci s’enquit d’abord du prix de ses services et lui offrit, enfin, un cent de chacune des choses qu’il possédait. Le Mensonge refusa, disant : « Je veux la moitié de ce que tu possèdes. » Devant témoins, le roi accepta.

     Alors, le Mensonge ordonna de construire une case, juste au-dessus de l’endroit où avait été inhumée la favorite. Quand la case fut construite et couverte, le Mensonge y entra seul, avec des outils de terrassier, et s’assura que toutes les issues étaient bien fermées.

     Au bout d’un long temps de travail, que l’on devinait acharné, on entendit le Mensonge parler à haute voix, comme s’il se querellait avec plusieurs personnes ; puis il sortit et dit au roi : « Voilà que l’affaire devient bien difficile ! car, dès que ta femme a été ressuscitée, ton père l’a saisie par les pieds et m’a dit : « Laisse là cette femme. À quoi servirait-elle sur terre ? Que fera-t-elle pour toi ?  Si, au contraire, tu me fais revoir le jour, ce n’est pas la moitié, mais bien les trois quarts des biens de mon fils que je te donnerai, car j’étais bien plus riche que lui. » À peine achevait-il que son père apparut, le repoussa et à son tour m’offrit de même tout ce que tu possèdes ; puis  à son tour, il fut chassé par son père qui m’offrit davantage encore. Tant et si bien que tous tes aïeux sont là et que je ne sais plus à qui entendre. Mais, pour ne as exagérer ton embarras, dis-moi seulement qui, de ton père ou de ta femme, je dois ressusciter ? »

     Le roi n’eut pas un instant d’hésitation. « Ma femme », dit-il. Car il tremblait à la seule pensée de voir reparaître le terrible vieillard, qui l’avait gardé si longtemps en tutelle.

     « Sans doute, dit le Mensonge, mais ton père m’offre beaucoup plus que tu ne m’as promis, et je ne saurais laisser échapper une si belle occasion de m’enrichir… à moins, fit-il en voyant le roi terrifié, à moins que tu me donnes pour le faire disparaître ce que tu t’étais engagé à me remettre pour ressusciter ta femme.

     — C’est certainement ce qui vaut mieux, dirent en chœur les marabouts, qui avaient contribué à l’assassinat du défunt roi.

     — Eh bien, dit le roi en poussant un grand soupir, que mon père reste où il est et ma femme aussi. »

     Ainsi fut fait et le Mensonge reçut, pour n’avoir ressuscité personne, la moitié des richesses du roi, qui d’ailleurs se remaria pour oublier la morte.

Blaise Cendrars / Anthologie nègre