« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

GRAND ARBRE BLANC


 

 

1966

 

à André Pieyre de Mandiargues

 

 

à l’Orient vieilli

la ruche est morte

le ciel n’est plus que cire sèche

 

 

 

sous la paille noircie

l’or s’est couvert de mousse

 

 

 

les dieux mourants

ont mangé leur regard

puis la clef

 

 

 

il a fait froid

 

 

 

il a fait froid

et sur le temps droit comme un i

un œil rond a gelé

 

 

 

grand arbre

nous n’avons plus de branches

ni de Levant ni de Couchant

le sommeil s’est tué à l’Ouest

avec l’idée du jour

 

 

 

grand arbre

nous voici verticaux sous l’étoile

et la beauté nous a blanchis

 

 

 

mais si creuse est la nuit

que l’on voudrait grandir

                           grandir

jusqu’à remplir ce regard sans paupière

 

 

 

grand arbre

l’espace est rond

et nous sommes

Nord-Sud

l’éventail replié des saisons

le cri sans bouche

la pile de vertèbres

 

 

 

grand arbre

le temps n’a plus de feuilles

la mort a mis un baiser blanc

sur chaque souvenir

mais notre chair

est aussi pierre qui pousse

et sève de la roue

 

 

 

grand arbre

l’ombre a séché au pied du sel

l’écorce n’a plus d’âge

et notre cœur est nu

grand arbre

l’œil est sur notre front

nous avons mangé la mousse

et jeté l’or

 

 

 

pourtant

le chant des signes

ranime au fond de l’air

d’atroces armes blanches

 

 

 

qui tue

qui parle

 

 

 

le sang

le sang n’est que sens de l‘absence

et il fait froid

 

 

 

grand arbre

il fait froid

et c’est la vanité du vent

morte l’abeille

sa pensée nous fait ruche

les mots

les mots déjà

butinent dans la gorge

 

 

 

grand arbre

blanc debout

nos feuilles sont dedans

et la mort qui nous lèche

est la seule bouche du savoir

Bernard Noël / Extraits du corps