« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Pensée pour un ami la nuit


 

 

De bonne heure en cette mauvaise année, l’automne

     arrive…

Je vais la nuit dans les champs, seul, le vent à mon chapeau,

La pluie cliquette… Et toi ? Et toi, mon ami ?

 

Droit sur tes jambes—peut-être—tu vois la petite courbe

Que le croissant de la lune parcourt au-dessus des forêts,

Et le feu rougeoyant d’un bivouac dans une noire vallée.

Tu es—peut-être—au front couché sur la paille et tu dors,

La rosée tombe froide sur ta tunique et ton front.

 

Il se peut que tu sois à cheval cette nuit,

En avant-poste, en chemin aux aguets, le revolver au poing,

Chuchotant et souriant sur ton canasson fatigué.

Peut-être—je l’imagine—es-tu la nuit

L’hôte d’un château et d’un parc étrangers,

Et écris une lettre à la lumière d’une chandelle,

Et frappes en passant

Les touches sonnantes d’un piano à queue…

   

                                                 —Et peut-être

Que tu es déjà silence, mort déjà, et que le jour

Ne brille plus pour tes yeux chers et graves,

Que ta chère main brune pend fanée,

Qu’une plaie s’ouvre à ton front blanc—oh si j’avais,

Si je t’avais une fois encore, le dernier jour,

Si je t’avais montré encore je ne sais quoi, si je t’avais parlé

De mon amour qui fut trop timide !

 

Tu me connais, tu sais… Et, dans un sourire,

Tu inclines la tête dans la nuit devant ton château étranger,

Tu inclines la tête sur ton cheval dans l’humide forêt,

Tu inclines la tête dans ton sommeil sur ta rude litière,

Tu penses à moi et tu souris.

                                                 Et peut-être,

Peut-être qu’un jour tu reviendras de la guerre,

Et qu’un soir tu entreras chez moi,

On parlera de Longwy, de Liège, de Dannemarie,

Et tu souriras avec gravité, et tout sera comme autrefois,

Personne ne dira mot de sa peur,

De sa peur et de sa tendresse la nuit au front,

De son amour. Et, racontant une blague,

Tu feras peur à la peur, à la guerre, aux nuits d’effroi,

Les éclairs de chaleur d’une timide amitié masculine

De retour dans la froidure du jamais, du jamais-plus.

 

Herman Hesse / C’en est trop - poèmes 1892-1962 traduit de l’allemand par François Mathieu