« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Les Tuileries


 

 

 

 

Nous sommes deux drôles

Aux larges épaules,

De joyeux bandits,

Sachant rire et battre,

Mangeant comme quatre,

Buvant comme dix.

 

Quand, vidant les litres,

Nous cognons aux vitres

De l'estaminet,

Le bourgeois difforme

Tremble en uniforme

Sous son gros bonnet.

 

Nous vivons. En somme,

On est honnête homme,

On n'est pas mouchard.

On va le dimanche,

Avec Lise ou Blanche,

Dîner chez Richard.

 

Nous vivons sans gîte,

Goulûment et vite,

Comme le moineau,

Haussant nos caprices

Jusqu'aux cantatrices

De chez Bobino.

 

La vie est diverse,

Nous bravons l'averse

Qui mouille nos peaux ;

Toujours en ribotes

Ayant peu de bottes

Et point de chapeaux.

 

Nous avons l'ivresse,

L'amour, la jeunesse,

L'éclair dans les yeux,

Des poings effroyables ;

Nous sommes des diables,

Nous sommes des dieux !

 

Nos deux seigneuries

Vont aux Tuileries

Flâner volontiers,

Et dire des choses

Aux servantes roses

Sous les marronniers.

 

Sous les ombres vertes

Des rampes désertes

Nous errons le soir,

L'eau fuit, les toits fument,

Les lustres s'allument,

Dans le château noir.

 

Notre âme recueille

Ce que dit la feuille

À la fin du jour,

L'air que chante un gnome.

Et, place Vendôme,

Le bruit du tambour.

 

Les blanches statues

Assez peu vêtues,

Découvrent leur sein,

Et nous font des signes

Dont rêvent les cygnes

Sur le grand bassin.

 

Ô Rome ! ô la Ville !

Annibal, tranquille,

Sur nous, écoliers,

Fixant ses yeux vagues,

Nous montre les bagues

De ses chevaliers.

 

La terrasse est brune.

Pendant que la lune

L'emplit de clarté,

D'ombres et de mensonges,

Nous faisons des songes

Pour la liberté.

Victor Hugo / Pièces non retenues des Chansons des rues et des bois