« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Avec ce nuage, vois…


 

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Avec ce nuage, vois : lui qui cache si farouchement

l’étoile qui venait de poindre — (et avec moi),

avec ces montagnes là-bas, qui détiennent maintenant la nuit

et les vents de nuit pour un temps — (et avec moi),

avec ce fleuve en bas dans la vallée, qui capte la lueur

d’une éclaircie déchirant le ciel — (et avec moi);

avec moi et avec tout cela, faire

une seule et même chose, Seigneur : avec moi et avec le

                                                                                   sentiment

qui fait que le troupeau retournant à l’enclos

emporte dans son souffle, le sombre

jamais plus du monde, — avec moi et avec toute lumière

dans le cœur ténébreux de tant de maisons, Seigneur :

faire une seule chose; avec les Étrangers, car

il n’est pas un seul être que je connaisse, Seigneur, 

                                                                    et avec moi, oui, moi

faire une seule chose; avec ceux qui dorment,

avec les vieillards de l’hospice, ces étrangers

qui toussent dans leurs lits gravement, avec les

enfants ivres de sommeil contre une poitrine étrangère,

avec tout cela qui n’est pas exact et avec moi aussi toujours,

avec rien d’autre que moi et avec cela que je ne connais pas,

faire cette chose, Seigneur Seigneur Seigneur, cette chose

qui, terre et monde en puissance, comme un météore,

dans sa gravité ne rassemble

que la totalité de son vol : ne pesant que le poids de son

                                                                                    arrivée.

Rainer Maria Rilke / Poèmes à la nuit