« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE FLEUVE NÉ DES CORDILLÈRES


 

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Le fleuve ne sait pas qu’il s’appelle le fleuve.

Il est né là, les pierres le combattent

et tandis qu’il se livre

au premier mouvement

il apprend la musique et instaure l’écume.

Il n’est qu’un vague fil

né de la neige

parmi des circonstances

de roche verte et de haut plateau nu :

il n’est qu’un pauvre éclair

perdu

et dont la fulgurance

entame

la pierre planétaire,

mais

si fluet,

si obscur,

il semble

ne pas pouvoir

survivre ainsi tomber

chercher dans la dureté son destin,

alors il contourne la cime,

il aiguillonne

le flanc minéral du mont, ses abeilles volent

vers la prairie : la liberté.

 

Les plantes de la pierre

dressent contre lui leurs épingles

et la terre hostile le tord

pour en faire une flèche ou un fer à cheval

et le réduit au point de le rendre invisible,

mais il résiste et continue,

minuscule,

le voici qui franchit le seuil ferrugineux

de la nuit volcanique,

il fore, il ronge

et il surgit intact et dur comme une épée,

contre le quartz il est étoile,

puis se fait lent, ouvert à la fraîcheur,

devenu fleuve enfin, immuable et abondant.

Pablo Neruda / Mémorial de l’Ile Noire