« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La pierre

 

 





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Car je trouve qu'on a toujours un peu trop confiance dans l'inertie des pierres; qu'on les traite avec trop de mépris. Les plantes, on a fini par convenir qu'il y avait là de la vie, même un liquide semblable à du sang. On n'en est pas encore à parler de leur sensibilité mais il n'y a pas si longtemps qu'on déniait toute sensibilité aux animaux; ça viendra. Pour les pierres, on conserve encore une grande assurance. On fait en toute tranquillité n'importe quoi à une pierre : on la scie, on la martèle, on la taille, on la fait éclater, on la broie, on la malaxe. Peut-être que tout ça doit se payer ? Les tailleurs de pierre seraient pleins de remords; les lapidaires trembleraient dans leurs bottes; les carriers rentreraient chez eux en serrant les fesses; les sculpteurs se boucheraient les yeux de leurs mains. Les journaux seraient obligés, l'été, d'inaugurer la rubrique des spéléologues digérés : trois spéléologues digérés par le gouffre Armand. Une grande partie du genre humain finirait sous forme de porphyre, de serpentine, de quartz ou de simples galets. Les maçons auraient à payer de lourdes dettes concentrationnaires. On n'oserait plus jeter la moindre pierre à un chien, non plus pour le chien mais pour la pierre. On finirait, sans doute, par jeter des chiens aux pierres.

 

 

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Jean Giono / La pierre (extrait)