« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Certains escargots


 

 

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Certains escargots d'une ravissante asymétrie, trempés dans un rose pâle veiné ou dans un miel brun pointillé de blanc, étaient suspects à cause de leur morsure venimeuse. D'ailleurs, à entendre le maître de Buchel, on ne pouvait contester à cette très étrange catégorie animale un caractère douteux, équivoque. Une singulière ambivalence de point de vue s'était toujours manifestée dans l'usage très divers que l'on a fait de ces spécimens de luxe. Au Moyen Age, ils figuraient obligatoirement dans l'inventaire des cuisines de sorcière et des caves d'alchimiste et servaient de réceptacles appropriés pour les poisons et les philtres d'amour ; et en même temps, ils trouvaient leur emploi dans le culte divin, en guise d'ostensoirs et de reliquaires. Que d'éléments se rejoignent ici — poison et beauté, poison et magie, mais aussi magie et liturgie ! Si nous ne formulions pas ces pensées, du moins les commentaire de Jonathan Leverkühn nous les suggéraient-elles confusément.

     Quant à ces signes scripturaires qui ne lui laissèrent jamais de repos, on les voyait sur la coquille d'un mollusque de la Nouvelle-Calédonie. De taille moyenne et teintés d'un rouge-brun pâle, ils se détachaient sur un fond blanchâtre. Les caractères comme tracés au pinceau couraient vers la bordure selon une pure ornementation linéaire et sur la plus grande partie de la surface bombée leur minutieuse complication leur donnait très nettement l'apparence de symbole intelligibles. Autant qu'il m'en souvienne, ils présentaient une grande analogie avec des écritures orientales primitives, peut-être le vieil araméen. Effectivement, de la bibliothèque municipale de Kaisersachern, assez bien montée, mon père apportait à son ami des ouvrages archéologiques qui offraient la possibilité de recherches, de comparaisons. Bien entendu, ces études n'aboutissaient à aucun résultat ou, du moins, le résultat était-il si trouble et insensé qu'il ne menait à rien. Non sans mélancolie, Jonathan en convenait lorsqu'il nous montrait ces signes énigmatiques.

     — Impossible, nous disait-il, de déceler leur sens. Hélas ! mes amis, il en est ainsi. Ils se dérobent à notre compréhension et par malheur il en sera sans doute toujours de même. Mais quand je dis : « ils se dérobent », c'est simplement le contraire de « ils se révèlent » et personne ne me fera jamais croire que la nature a inscrit ces chiffres dont nous manque la clef sur la coquille d'une de ses créatures à seule fin de l'orner. Ornementation et signification ont toujours été de pair, les écritures anciennes servaient à la fois d'ornement et de moyen d'expression. Si l'expression demeure pour nous lettre morte, cette contradiction n'en comporte pas moins une jouissance.

     Songeait-il que s'il s'était agi d'un vrai cryptogramme, la nature aurait donc disposé d'une langue propre, organisée ? Car laquelle d'entre celles qu'ont inventées les hommes aurait-elle dû choisir pour s'exprimer ? Déjà alors, enfant, je comprenais très clairement que la nature extrahumaine est illettrée par essence, ce qui à mes yeux lui confère précisément son caractère inquiétant.

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Thomas Mann / Le Docteur Faustus (extrait)