« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

(Du bon emploi des tranquillisants), I, II


 

 

I

 

     Scrognieugnieu ! ce péquin allait-il me faire attendre encore longtemps comme ça, moi qui ai connu l'époque où on sciait les jambes sans anesthésie. Ma longévité extraordinaire m'a permis en effet, de parcourir le long chemin qui va d'Arcole et de Magenta à Reschoffen pour s'achever Avenue de Tourville ; et d'en voir quelques-uns de ces messieurs les majors depuis Marjolin jusqu'à Nélaton. C'est justement un de ces messieurs que j'étais venu consulter, pour des maux de tête.

     Après avoir salué militairement, le toubib se mit au garde-à-vous pour s'informer de mon cas que je lui expliquai au moyen de quelques dessins que je crayonnai sur son mur; car, comme l'a dit le petit tondu, un croquis m'en dit pkus long qu'un long discours.

     Mes explications étaient certainement fort claires, car, prenant une scie égoïne, il prélève un copeau de ma tête, qu'il examine attentivement.

     — Y a les vers qui se mettent dedans, me dit-il, faudrait la remplacer par une en bois d'ébène.

     — Mais j'aurais l'air d'un nègre, m'écriai-je.

     Alors, répliqua-t-il. Je vois ce qu'il vous faut. Il vous faut des tranquillisants.

     — Dis papa, qu'est-ce qu'il va me faire le meussieu ?

     — Mais rien mon petit, rien.

     — Alors, s'il me fait rien pourquoi qu'on m'emmène voir le m'sieu ?

     — Parce que tu as mal, mon petit, tu as mal.

     — Dis papa tu le sais mieux que moi ?

     Il allait me donner la claque, quand un bonhomme entre. Papa l'appelle docteur.

     — Alors qu'est-ce qu'il a ce petit ?

     — Il travaille trop peut-être.

     — Lui ? un cancre !

     Ça alors c'est injuste je suis pas un cancre, moi, alors j'y tire la langue à mon papa.

     Le docteur le regarde et il dit :

     —Je vois ce que c'est, il lui faut des tranquillisants.

 

 

II

 

     Le toubib m'avait fixé un rendez-vous, je le disais chouette ! je ne vais pas attendre.

     J'arrive; quinze personnes. J'étais pas content. Heureusement qu'il y avait là des illustrés. Je regarde les images. Douze personnes. Je fais les mots croisés. Huit personnes. Je fais le problème de bridge, mais comme je ne sais pas y jouer, c'est assez difficile.

     Enfin c'est mon tour.

     J'entre. Le toubib me dit : déculottez-vous.

     — Ah ! pardon, que je fais; c'est pour un mal de tête.

     — Ah ah, mal de tête, qu'il fait. Vous avez des  idées fixes ?

     — Oui. Fixées dans ma tête.

     — Vous pouvez localiser le mal ?

     Localiser — qu'est-ce qu'il voulait dire avec ce localiser. Encore un mot savant pour effrayer le monde.

     — Je vais vous examiner, qu'il me dit.

     — Ce sera pas difficile que je lui dit, et j'ouvre la bouche et je lui montre ma dent de sagesse, celle qu'était en mauvais état.

     Il la regarde et il me dit :

     — Je vois ce que c'est. Il vous faut des tranquillisants.

Raymond Queneau / Contes et propos