« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

À la Rime


 

 

Rime, qui donnes leurs sons

Aux chansons ;

Rime, l’unique harmonie

Du vers, qui, sans tes accents

Frémissants,

Serait muet au génie ;

 

Rime, écho qui prends la voix

Du hautbois

Où l’éclat de la trompette,

Dernier adieu d’un ami

Qu’à demi

L’autre ami de loin répète ;

 

Rime, tranchant aviron,

Eperon,

Qui fends la vague écumante ;

Frein d’or, aiguillon d’acier

Du coursier

A la crinière fumante,

 

Agrafe, autour des seins nus

De Vénus

Pressant l’écharpe divine,

Ou serrant le baudrier

Du guerrier

Contre sa forte poitrine ;

 

Col étroit, par où saillit

Et jaillit

La source au ciel élancée,

Qui, brisant l’éclat vermeil

Du soleil

Tombe en gerbe nuancée ;

 

Anneau pur de diamant

Ou d’aimant,

Qui, jour et nuit, dans l’enceinte

Suspends la lampe, ou, le soir,

L’encensoir

Aux mains de la vierge sainte ;

 

Clef, qui, loin de l’œil mortel,

Sur l’autel

Ouvres l’arche du miracle,

Ou tiens le vase embaumé

Renfermé

Dans le cèdre au tabernacle ;

 

Ou plutôt, fée au léger

Voltiger,

Habile, agile courrière,

Qui mènes le char des vers

Dans les airs

Par deux sillons de lumière ;

 

O Rime ! qui que tu sois,

Je reçois

Ton joug ; et, longtemps rebelle,

Corrigé, je te promets

Désormais

Une oreille plus fidèle.

 

Mais aussi devant mes pas

Ne fuis pas ;

Quand la Muse me dévore,

Donne, donne par égard

Un regard

Au poète qui t’implore !

 

Dans un vers tout défleuri,

Qu’a flétri

L’aspect d’une règle austère,

Ne laisse point murmurer,

Soupirer,

La syllabe solitaire.

 

Sur ma lyre, l’autre fois,

Dans un bois,

Ma main préludait à peine :

Une colombe descend,

En passant,

Blanche sur le luth d’ébène.

 

Mais au lieu d’accords touchants,

De doux chants,

La colombe gémissante

Me demande par pitié

Sa moitié,

Sa moitié loin d’elle absente.

 

Ah ! plutôt, oiseaux charmants,

Vrais amants,

Mariez vos voix jumelles !

Que ma lyre et ses concerts

Soient couverts

De vos baisers, de vos ailes

 

Ou bien, attelés d’un crin,

Pour tout frein,

Au plus léger des nuages,

Traînez-moi, coursiers chéris

De Cypris,

Au fond des sacrés bocages !

Charles-Augustin Sainte-Beuve / Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme