« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

CONNAISSANCES UTILES ET NOUVELLES INVENTIONS



 

Lettre confidentielle

du Père Ubu

 

                A Monsieur Possible, Bureau des Inventions et Brevets.

 

                Monsieur,

 

     Veuillez faire le nécessaire pour breveter au plus vite en notre nom les trois objets ci-dessous décrits et par nous, Maître des Phynances, tout dernièrement inventés :

 

     1re Invention. — Nous promenant un jour de pluie, sous les arcades de la rue de Rivoli, nous nous applaudissons de constater qu'aucune goutte liquide n'endommageait la surface de notre gidouille. Quel ne fut pas notre désespoir en découvrant qu'avec la fin des arcades cessait notre abri ! mais nous prîmes, pour cette fois, notre parti d'être trempé, ayant, grâce à notre ingéniosité" naturelle, entrevu le moyen d'éviter cette calamité à l'avenir. Nous imaginâmes d'abord qu'il serait confortable de nous faire accompagner par un certain nombre de piliers roulants soutenant un toit ; quatre auraient suffi, et au besoin, n'étant pas indispensable qu'ils fussent en pierre, quatre piliers de bois supportant un dais. Et la majesté de notre marche dodelinante n'en aurait été qu'accrue, surtout si les quatre pieux étaient tenus par quatre esclaves nègres.

     Mais comme les nègres auraient pu céder à la tentation de participer quelque peu à l'abri réservé à notre gidouille, ce qui, d'une part, eût été irrévérencieux ; que d'autre part les passants voyant les nègres soigneusement soustraits à toute humidité, auraient pu difficilement accepter que ce fussent de vrais nègres bon teint, ce qui aurait été peu somptueux à notre égard et propre à nous laisser taxer de ladrerie ; que tout en nous refusant à nous laisser imputer ce défaut, nous ne nous résoudrions point sans douleur à nous rendre acquéreur de nègres authentiques ou même blanchissants ; nous avons résolu de supprimer jusqu'à l'idée de nègres ou tout au moins de la réserver, pour être traitée de façon plus ample dans la seconde partie de notre Almanach, et de tenir seul, haut et ferme, d'un seul bras, les quatre hampes du dais, réunies en un faisceau par la vigueur de notre poing. Nous n'avons pas tardé à concevoir l'établissement d'une tige unique de bois ou de fer rayonnant vers le haut par quatre traverses ou même par un plus grand nombre (ce qui n'importe plus, le manche étant unique) et tendant le dais-abri.

     Etant donné que cette invention, nouvelle autant qu'ingénieuse et pratique, a pour but de nous abriter de la pluie, d'écarter de nous la pluie comme la foudre s'écarte d'un paratonnerre, il nous paraît logique de l'appeler simplement parapluie.

 

     2e Invention. — Nous avons maintes fois déploré que l'état de nos phynances ne nous permit point de joncher partout le sol de notre demeure de moelleux tapis. Il y en a bien un dans notre salle des fêtes, mais il n'y en a point dans nos cabinets à la française, ni dans notre cuisine. Nous avons pensé d'abord à transporter le tapis de la salle des fêtes, quand besoin serait, dans les autres lieux ; mais alors c'est dans ladite salle des fêtes qu'il n'y aurait plus eu de tapis, et de plus il serait trop large pour l'exiguïté des dernières pièces. L'idée nous vint de le rogner, mais, dans sa première destination, il serait devenu trop étroit. Cette étroitesse n'était pas un inconvénient totalement rédhibitoire, s'il était possible de maintenir toujours sous nos pieds, en quelque endroit que nous allassions, le tapis diminué. Fort de ces considérations, et jugeant désormais indifférent de sacrifier l'objet, puisque nous avions trouvé mieux, nous avons découpé, nous tenant debout en son beau milieu, la partie située sous nos semelles et dite, en géométrie, les polygones de sustentation de nos pieds, mettant quelque coquetterie à ajuster les deux morceaux exactement à la largeur de notre plante et quelque souci du confortable à en rabattre les bords solidement et douillettement à l'entour.

     Nous avons baptisé cette paire d'appareils portatifs et même et même porteurs isolateurs universels ou plus euphoniquement pantoufles.

 

     3e Invention. — Nous avions acquis une forte et belle canne, à ce point que nous éprouvions quelque regret d'être obligé de nous laver parfois les mains, afin de n'en point souiller la pomme (de la canne). Pour éviter ce souci, nous nous sommes avisé de protéger la partie supérieure de ladite canne par une petite chape de cuir souple, mais ceci était fort laid, et empêchait d'admirer la belle pomme. Nous nous enorgueillissons du perfectionnement suivant : la chape, très grande et double, adhère à la main dont elle épouse la forme et ne replie sur la canne qu'autant que notre main désire s'y reposer. Familiarisé avec l'idée de paires par l'invention des pantoufles (voir plus haut la signification de ce néologisme), nous avons construit deux dispositifs symétriques, qui nous ont paru mériter le nom de gants.

     C'est la plus heureuse de nos découvertes, car la mère Ubu ni personne ne peut plus contrôler à présent si nous nous nous lavons ou non les mains.

 

 

Père UBU

Ancien Roi de Pologne et d'Aragon,

Grand maître de la Gidouille,

Docteur en pataphysique.

Alfred Jarry / Almanach illustré du Père Ubu