« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LA VISION HARMONIEUSE DE LA TERRE


 

 

 

    Epousez-vous, mes sens, toucher, regard, ouïe. J'ai gravi la montagne et je suis en plein ciel. La terre est sous mes yeux. Oh ! qu'elle me réjouit ! Vaporeuse à mes pieds, comme la terre est belle, et distincte et joyeuse au delà des vapeurs ! La courbe d'un vallon m'a fait battre le coeur. Et je sens que mon plus beau jour est aujourd'hui. Épousez-vous, mes sens, toucher, regard, ouïe.

 

     Je vois la plaine au loin vibrante comme un son, qui parcourt la paroi remuée d'une cloche d'or. Doucement les moissons, frappées du soleil, sonnent. Un champ de coquelicots est comme un son plus fort. Jusqu'où le ciel rejoint la terre, la vibration parcourt la nappe immense des épis qui frissonnent. Que j'aime des grands blés la douce inflexion ! Et le bout de la plaine est mourant comme un son.

 

     La terre je la vois, la terre je l'entends, la terre est sous mes yeux et vit dans mon oreille. Rythmique et musicale, elle est encor plus belle ! Ses bleus étages descendent, remontent, prennent un temps. Un lent dernier plateau de bruyère sur la plaine, dévale, puis c'est la plaine avec ses moissons d'or ! La terre est sous mes yeux rythmique et musicale, et telle que je l'entends, plus musicale encore.

 

     Je voudrais de mes doigts caresser la nature, comme un bel instrument qui réponde à mon rêve. — Faire sortir d'un chêne un son que l'air achève ! — Je vous ferais chanter comme la mer aux zéphyrs, grands blés, si je pouvais m'étendre avec loisir, à la façon des vents heureux; si je pouvais !... j'éprouverais partout la terre en son murmure. Je voudrais de mes doigts caresser la nature.

 

     Mais toute la nature est au seuil de mon coeur. La terre et le soleil ont la même cadence, rythmée à l'unisson des battements de ma vie. La lumière du jour te pénètre, ô ma vie ! Elle s'ajoute à moi comme une récompense, quand je laisse mes sens errer de l'astre aux fleurs. La terre et le soleil en moi sont en cadence, et toute la nature est entrée dans mon coeur.

 

     Il est ivre de joie. — L'émotion se propage sur la terre, d'un grand vent de joie ivre agitée. Les blés s'embrassent, et dans les prairies enchantées le cou des peupliers se tourne et leur front nage, voluptueusement, au gré des vents d'été. Mon coeur a la nature entière pour empire. Elle est fondue en lui, et lui en elle. O vivre, ainsi, toujours, bercé du mouvement des arbres...

 

     Et ne voyez-vous pas que les hommes seraient dieux, s'ils voulaient m'écouter, laisser vivre leurs sens, dans le vent, sur la terre, en plein ciel, et loin d'eux; Ah ! que n'y mettent-ils un peu de complaisance ? Tout l'univers alors (récompense adorable !) serait leur âme éparse, leur coeur inépuisable. Et que dis-je ? Ils ont tous le moyen d'être heureux. « Laisse penser tes sens, homme, et tu es ton Dieu. »

 

     O terre, dans mon coeur, rythmique et musicale, descends avec tes neiges, remonte avec tes vignes; que les torrents y croulent : que ce fleuve y dévale; que j'écoute en mon coeur l'auguste chant des lignes ! J'étends les bras. Mes mains caressent l'horizon doux et souple, où s'incline la nappe des moissons, qui vont sous le ciel bleu coucher un flot plus pâle, et la même caresse est en moi, musicale.

 

     J'ai gravi la montagne — ma vue tombe du ciel. La terre et le soleil sont la même patrie : mais la terre est mon doux sujet de frénésie. Au gré de tous mes sens, oh! que la terre est belle ! Dans un air cristallin s'accusent les bourgades. Toits rouges, notes claires des vallons sous les arbres ! Et les clochers d'ardoise, limpides au soleil, ont le reflet changeant des gorges de tourterelles.

Paul Fort / Ballades françaises