« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

DAME


 

 

     Dans le ciel qui s'éteint, la princesse descend les marches du palais, traverse le jardin où jouent quelques licornes, trempe sa main dans la fontaine de vin doux, et pénètre dans le petit pavillon de chasse aus portes d'ivoire. sur le divan rembourré d'étoiles, elle s'assied, ou, plus précisément, elle se laisse tomber, épuisée par la journée à venir. elle est abandonnée de tous, solitaire sans consolation, et c'est en cela que se voit son état de princesse. Pour elle, des chevaliers ont passé les examens d'usage, tuant le dragon, volant une rose lunaire, capturant l'oiseau de glace. après quoi, ils ont demandé sa main au roi, son père, qui les a reçus favorablement. Ils l'ont donc épousée, mais très vite leur bouche crachait le feu, leurs regards étaient distraits et leur cœur était glacial : ce qu'ils avaient vaincu triomphait d'eux dans l'épreuve la plus terrible, celle du mariage sans histoire. Ils repartaient, chassés, honteux, et d'autres venaient, prétendant l'impossible. dans le ciel qui s'éteint, la princesse remet de l'ordre dans sa chevelure, avec un peigne en écailles de chimère. Demain, dès l'aube, treize chevaliers, vaniteux et agiles, grimperont sur treize chevaux blancs comme neige. Ils iront aux confins du royaume, exterminer treize dragons, cueillir treize roses bleues, piéger treize oiseaux froids. Cette pensée la fait bâiller, et la fatigue la submerge, comme chaque soir, l'espérance sans espoir, la bouteille d'encre noire renversée au fond de l'âme.

>Christian Bobin / Lettre pourpre et autres textes - Dame, roi, valet