« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L'homme d'Eglise


 

 

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     L'homme d'Eglise, qui ouyt parler de Geans, de Brigands, & d'Enchantements, pensa soudain que cet tuy-cy devoit estre Dom Quixote de la Manche, l'Histoire duqyel le Duc lisoit d'ordinaire. Il l'en avoit repris plusieurs fois, disat que c'estoit une simplicité de lire ces folies. et quand il se fut asseuré de la doute, un tel excez de colere le faisit qu'il dit au Duc ces paroles : Monseigneur, votre Exellence rendra un iour conte à Dieu de ce fait ce bon homme ; ce Dom-quixote, ou ce maistre fol, ou comme vous le voulez appeller, ie m'imagine qu'il n'est pas si fol comme votre Exellence veut qu'il soit, en luy donnant sujet de mettre en avant ces extravagances, & ces resueries. Sur cela il s'adressa à Do-quixote, & parla à luy en ces termes : Et pour vous, ame de cruche, qui vous a imprimé dans la cervelle, que vous estes Chevalier Errant, & que vous vainquez des Geans, & prenez les voleurs ? Allez, & retournez à votre maison ; nourrissez-y vos enfants, si vous en avez & ayez soin de votre bien. Cessez d'aller vagabond par le monde, humant le vent, & donnant de quoy rire à tous ceux qui vous connoissent, & qui ne vous connoissent pas. Mais où avez vous trouvé qu'il y ait eu, ny qu'il y ait maintenant des Chevaliers Errants : En quel lieu d'Espagne y a-t'il des Geans, ou des voleurs en la Manche, ny de dulcinées enchantées, ny encor tant de badineries que l'on raconte de vous. Dom-Quixote demeura attentif au discours de ce venerable personnage, & voyant qu'il se taisoit defia sans respecter ny Duc ny Duchesse, se leva de son siege, & puis d'une contenance qui tesmoignoit un grand courroux & d'une face esmüe dit en ces paroles ; mais la response qu'il fit merite d'estre inserée au Chapitre suivant.

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     Dom-Quichot s'estant donc levé sur ses pieds, & tremblant depuis le chapeau iusques au soulier, de mesme que si on l'eust frotté avec du vif argent, avec une voix toute confuse & troublée profera ces paroles : Le lieu où ie suis, & la presence de ceux devant lesquels ie me trouve, iointe au respect que i'ay toujours gardé, & que ie garde à la qualité de ceux qui font la profession que vous faites, retiennent & attachent les mains de mon iuste courroux. Ce que ie viens de dire avec tout ce que le monde sçait que lres armes des gens de lettres font les mémes armes qu'ont les femmes, à savoir la langue; C'est pourquoi i'entreray en combat avec ames égalles, contre vous, de qui l'on devroit esperer plustost de bons conseils que d'infames vituperes. Les reprehensions saintes & qui ont pour but une bonne intentio demandent d'autres circonstances & requierent autres fins. Au moins ie peus dire, que m'ayant repris en public & si asprement, vous avez passé au delà des bornes de la bonne reprehension, puis que les premieres doivent plûtost tenir de la douceur que de l'âpreté. Ce n'est pas bien fait, sans avoir connoissance du peché que l'on reprend, d'appeller un pecheur sans plus ny moins insensé & fol. Mais dites-moy un peu ie vous prie, quelle folie vous avez remarqué en moy pour me condamner, m'iniurier, & me commander que i'aille à ma ma maison, pour en avoir soin, ensemble de ma femme& de mes enfants, sans sçavoir, si ie suis marié ou si i'ay des enfants. Ne faut-il donc faire autre chose, sinon à tors et à travers, s'introduire dans la maison d'autruy, & y gouverner les maistres. faut-il que quelques-uns pour s'estre nourris, dans une maison reiglée des grands, et sans avoir iamais veu autre monde, que celuy que peut contenir vingt ou trente lieuës, s'ingerent de donner la loy à la Chevaleie, & de iuger des Chevaliers Erranns ? Est-ce mal employer le temps, & prendre une peine inutile d'aller par le monde, méprisant les delices & recherchnat les aspretez par qui les gens de bien montent au sommet de l'immortalité ? Si les Chevaliers, les magnifiques, les Genereux, & ceux qui procedent d'une illustre race, m'estimoient un fol, ie pourrois tenir sans difficulté cela à un affront irreparable, mais que ces hommes d'estude m'ayent eu telle reputation qu'il voudront, & qu'il me tiennent pour un insensé. Ils n'ont iamais entré ni foulé le sentier de la Chevalereie, de sorte que ie ne me soucie point d'eux. Ie suis Chevalier, & mourray Chevalier, s'il plaist à Dieu. Il y ades hommes qui vont par le chemin de l'ambition & de la vanité. D'autres cheminent par iceluy de la flatterie servile & basse : Il y en a d'autres qui prennent le sentier de la trompeuse hypocrisie & quelques uns marchent par celuy de la vraye Religion. Mais moy poussé de mon estoille, ie vais par le chemin estroit de la Chevalerie Errante, l'exercice de laquelle me fait mespriser les biens mondains, et non pas l'honneur. I'ay chastié des insolens, vaincu des Geans, & foulé aux pieds des demons. Je suis amoureux, parce qu'il faut necessairement que les Chevaliers Errans le soient.

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MIguel de Cervantes Saavedra / Histoire du redoutable et ingénieux Dom Quixotte de la Manche (extraits)
traduit fidèlement de l'espagnol par F. de Rosset - Dernière édition, augmentée et enrichie de figures en taille douc. Tome 2 - 1665
Pour des besoins de compréhension et de lisibilité, j'ai converti les " ſ " (s long) en "s", ainsi que certains caractères et formes particulières de l'époque… tout en tâchant de conserver l'essentiel de l'édition originale - D. Corrieras