« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE CORNETTE AUX GARDES


 

 

Il fut jadis, parmi les gens des Houo,

     Un beau cornette, appelé Fong Tseu-tou.

Fort du crédit de son maître, notre homme,

     Au cabaret, lutinait la patronne.

La belle, une barbare de quinze ans,

     Seule au comptoir, portait, pour le printemps,

Jupe à longs plis, ceinture à double pans,

     Manche bouffante et corsage galant,

Dans les cheveux, des jades de Lan-t'ien,

     Et des perles d'Arabie aux deux oreilles.

Ainsi parés, qu'ils lui donnaient de grâce,

     Ses deux chignons, en son temps non pareils !

Chacun valait cinq millions de sapèques :

     Dix millions pour les deux, et davantage !

« Qui l'eût prévu, que le Seigneur Cornette

     Vint, fastueux, passer par ma buvette ?

« De quel éclat luit sa selle d'argent !

     Son parasol vert s'arrête, en suspens :

« Il me demande un vin pur, et je prends,

     Par ses cordons de soie, l'urne de jade ;

« Il me demande un mets fin, je lui tends,

     Sur un plat d'or, une mousse de carpe.

« Il me fait don d'un miroir en airain,

     Puis il m'attache un jupon rouge aux reins !

« Si je n'ai craint d'en déchirer la gaze,

     Pour ce corps vil, craindrai-je davantage ?

« L'homme est tout à la dernière épousée ;

     La femme, à qui, le premier, l'a choisie…

« Il est de vieux amis, et de récents…

     Puis, quel commerce, entre petits et grands ?

« Grand merci, mais souffrez, Seigneur Cornette,

     Que telle amour demeure insatisfaite ! »

Sin yen-nien / Poèmes des Han (206 av. J.-C. - 219 ap. J.-C.)
Anthologie de la poésie chinoise classique
sous la direction de Paul Demiéville, professeur au Collège de France