« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L'Evangéliste


 

 

     On m'a montré, assis sur une pile de bagages, devant un steamer en partance, un compatriote : C'est un missionnaire.  Barbu, botté, sanglé de cuir, coiffé d'un trop hâtif casque  colonial, la soutane graisseuse et retroussée comme une capote  de soldat,  il s'initie au mécanisme d'un revolver Browning, dont l'étui est fixé à sa ceinture, près d'un chapelet à gros grains. Sa figure bronzée est énergique, ses yeux rieurs sont très doux. Quand il rit, il ouvre une bouche de scorbutique, toute noire et sans dents. Un brave homme, sûrement, et qui a plutôt l'air d'un  bandit que d'un apôtre... Cela me rassure. Je l'aborde. Nous causons... Il part pour les iles Fidji... il emporte avec lui toute une cargaison de gramophones. ·

     — Vous n'imaginez pas, me dit-il, comme ces bougres de nègres-là sont bornés, têtus !... C'est curieux..., je ne peux pas arriver à les évangéliser... J'ai essayé de tout... Rien.. rien n'y fait... Des  murs... Le  bon  Dieu,  la Vierge, saint  Joseph, les joies du Paradis ?... Ah ! bien oui... Cc qu'ils s'en foutent..., vous n'avez pas idée… J'en ai vu des nègres, dans ma vic... j'en ai vu, mais de ce numéro-là...  jamais... Croiriez-vous que l'alcool, ou rien... c'est kif-kif ?... Et pourtant, Dieu  sait si c'est une excellente méthode de  conversion !... Ah ! parbleu, ils se saoûlent comme des cochons... Et puis, un point, c'est tout...  Mécréants après comme avant... Ça, vous savez, c'est inouï… c est même unique... Alors, ce coup-ci... je vais essayer le gramo­phone… Ma foi, oui !... Qu'est-ce que je risque ? il paraît, du reste, que le gramophone opère de  vrais miracles... J'ai, en Afrique, un ami à qui ça réussit merveilleusement... Et pas d'ennuis, pas de fatigues... pas de catéchisation... Il rassemble ses nègres autour de  l'instrument, et au bout de la troisième plaque... pan... ils sont chrétiens... La grâce, ça leur vient en écoutant chanter le gramophone... Ah ! ah ! ah !… Ça ne m'étonne qu'à moitié... J'ai toujours remarqué que les nègres raffolent de musique et de chansons. Enfin, je vais  bien  voir si, avec  les  marches de la garde républicaine, les valses de Strauss, les chanson­nettes d'Yvette Guilbert, et le bel canto de M.Caruso, je serai plus heureux qu'avec le bon Dieu, la promesse du Paradis, et les petits verres de rhum. En tout cas...

     Il se met à rire d'un rire franc, sonore :

     — En tout cas, reprend-il, je ne serai pas reparti là-bas, pour  rien... Et je vous donne  ma  parole  d'hon­neur  que, si  je n'arrive pas à les convertir... et même, si j'y arrive... dites donc !… ah ! ah !…. Ils me les paieront ces gramophones, et un prix... ah ! ah !... un vrai  prix... Qu'est-ce que  je risque ? J'en emporte mille que je dois à la générosité d'une vieille douairière très pieuse…Ah ! la brave femme, la sainte femme !...

     Il insère son revolver dans l'étui, et faisant tournoyer son chapelet où des croix, des cœurs de Jésus, des médailles bénites s'entrechoquent :

     — C'est heureux, conclut-il, que, de temps en temps nous rencontrions des âmes généreuses, des âmes comme ça... parce  que la religion, voyez-vous.... dans ce temps-ci... ça devient un sale métier... ah ! sacristi... un bien sale métier ! Enfin, voilà...

Octave Mirbeau / La 628-E8 (extrait)