« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Homère


 

 

Il s’assoit dans notre cercle

Tout près du feu,

Tend les mains pour

L’attraper un peu.

 

Yeux et bouche clos

Telle une statue,

Se lève lentement

Et demande l’aumône.

 

Douteux que l’on trouve

Expression plus pure

Que ce geste timide

Et presque sans effort.

 

Il a avec soi un

Récipient rouillé,

Sa gamelle, chère

Boîte de fer-blanc.

 

La courbure de ses lèvres pâles

Tremble sous de silencieuses larmes,

Lamper la soupe brûlante

Est une rude mission.

 

Le sang coule des gencives

Abîmées par le scorbut,

On reconnaît là l’estime

Dont témoigne la taïga.

 

Dans ses bottes déchirées,

Avec ses moufles trouées

Et la corolle de larmes

À ses cils gelés,

 

Debout, respirant à peine,

Mutilé et transi,

Sans hâte il lève ses

Paupières couvertes de rides.

 

L’agitation du monde

N’est pas un sérieux motif —

Il garde le silence

Enfermé dans ses rides.

 

Mais qu’on entende sa voix

Quelle force aiguë,

Une salive moussue

Aux lèvres se colle.

 

Est-il musique des sphères,

Harmonie de l’univers,

Lui, errant Agathias,

Cadavre impérissable ?

 

Il célèbre pour la centième fois

La chute de notre Troie,

Et son récit gronde

Des exploits du héros.

 

Le vent déchire les sons,

Désunit les mots

Et les porte

Jusqu’au peuple.

 

Tantôt quelque part au loin

Il jette tout d’un coup,

Tantôt comme l’acier tinte

Il appuie sa phrase.

 

Ce qui est hors de propos

Ou trop brutal il

Le laisse en arrière

Se dissiper aussitôt.

 

Autour retentit le chœur

Des mélèzes de laiton

Tendus

Comme les cordes d’une harpe.

 

Et le vent qui est harpiste

(Artiste du même genre)

Mêle cri et sifflement

À la mélodie du temps.

 

Chante le vieil Homère,

On en a le frisson,

Ses couplets populaires

Pus durs qu’un hexamètre.

 

Par la tempête de neige,

Son aveugle acharnement,

Chante ce vieil aède,

Tout fureur et patience.

 

Chante et la mort et la glace

Sur son chant ne peuvent rien,

Chante cet antique barde

Et son chant comme il est bien.

Varlam Chalamov / Cahiers de la Kolyma (1937-1956)