Homère
Par domcorrieras, le mardi 7 avril 2020 - Poèmes & chansons - lien permanent
Il s’assoit dans notre cercle
Tout près du feu,
Tend les mains pour
L’attraper un peu.
Yeux et bouche clos
Telle une statue,
Se lève lentement
Et demande l’aumône.
Douteux que l’on trouve
Expression plus pure
Que ce geste timide
Et presque sans effort.
Il a avec soi un
Récipient rouillé,
Sa gamelle, chère
Boîte de fer-blanc.
La courbure de ses lèvres pâles
Tremble sous de silencieuses larmes,
Lamper la soupe brûlante
Est une rude mission.
Le sang coule des gencives
Abîmées par le scorbut,
On reconnaît là l’estime
Dont témoigne la taïga.
Dans ses bottes déchirées,
Avec ses moufles trouées
Et la corolle de larmes
À ses cils gelés,
Debout, respirant à peine,
Mutilé et transi,
Sans hâte il lève ses
Paupières couvertes de rides.
L’agitation du monde
N’est pas un sérieux motif —
Il garde le silence
Enfermé dans ses rides.
Mais qu’on entende sa voix
Quelle force aiguë,
Une salive moussue
Aux lèvres se colle.
Est-il musique des sphères,
Harmonie de l’univers,
Lui, errant Agathias,
Cadavre impérissable ?
Il célèbre pour la centième fois
La chute de notre Troie,
Et son récit gronde
Des exploits du héros.
Le vent déchire les sons,
Désunit les mots
Et les porte
Jusqu’au peuple.
Tantôt quelque part au loin
Il jette tout d’un coup,
Tantôt comme l’acier tinte
Il appuie sa phrase.
Ce qui est hors de propos
Ou trop brutal il
Le laisse en arrière
Se dissiper aussitôt.
Autour retentit le chœur
Des mélèzes de laiton
Tendus
Comme les cordes d’une harpe.
Et le vent qui est harpiste
(Artiste du même genre)
Mêle cri et sifflement
À la mélodie du temps.
Chante le vieil Homère,
On en a le frisson,
Ses couplets populaires
Pus durs qu’un hexamètre.
Par la tempête de neige,
Son aveugle acharnement,
Chante ce vieil aède,
Tout fureur et patience.
Chante et la mort et la glace
Sur son chant ne peuvent rien,
Chante cet antique barde
Et son chant comme il est bien.
Varlam Chalamov / Cahiers de la Kolyma (1937-1956)