« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Douze - I


 

 

I

 

Soir noir.

Neige blanche.

Ce vent, ce vent !

Sur leurs jambes, tous flanchent.

Ce vent, ce vent —

Sur toute cette sacrée terre !

 

Ils virent dans le vent,

Les flocons blancs.

Sous les flocons — la glace.

C’est dur, ça glisse —

Chaque passant

Glissant — ah, misérable !

 

D’un bâtiment à l’autre

Tendu, un câble.

A ce câble — une banderole :

“ Pleins pouvoirs à la Constituante !”

Une vieillarde se torture — larmoie,

Pas moyen de comprendre, ça veut dire quoi,

Cet écriteau, pourquoi

Cet énorme chiffon-là ?

On en tirerait combien, des guêtres, pour les gosses ?

Eux qui sont sans vêtements, sans chaussures, tous…

 

La vieillarde, en vraie poularde,

Vaille que vaille traverse une congère.

— Oh, mère de miséricorde !

— Oh, les bolcheviks vous mettent en bière !

 

Un vent qui cingle

Et ce gel qui vous sangle !

Le bourgeois, à la croisée

Dans son col a caché son nez.

 

Et ça, c’est qui ? — cheveux longs

A mi-voix, parlant :

— Traîtres !

— La Russie est morte !

Un écrivain, faut croire —

Un phraseur…

 

Et voilà la robe à longs pans —

En tapinois — et passe la congère…

Quoi, on a perdu sa joie,

Camarade pope ?

 

Tu te souviens, comment c’était,

Tu marchais, ventre en avant,

Et sous la croix, il rayonnait,

Ton ventre, sur tous les gens ?…

 

Voilà la dame en astrakan

Qui vers une autre s’est tournée :

— Ce qu’on a pu pleurer et pleurer…

Elle a glissé

Et — paf — s’est étalée !

 

Ahi ahi !

Tire, ho hisse !

 

Un vent joyeux

Un mauvais, un heureux.

Un qui soulève les jupons,

Qui cisaille les piétons,

Qui arrache, qui enroule et qui emporte

La grande baderole :

“Pleins pouvoirs à la Constituante”…

Et qui rapporte des paroles :

… Chez nous aussi on s’est réuni…

… Juste là, dans ce bâtiment-là…

… On a discuté —

Etabli :

Une passe — dix roubles, la nuit — vingt-cinq…

… En dessous de ça — pour personne, pas moyen…

… On va se coucher, viens…

 

Soir, il est tard.

La rue s’est vidée.

Un clochard

S’affaisse,

Et ce vent de siffler…

 

Eh, crevard !

Viens voir —

Qu’on s’embrasse…

 

Du pain !

Qu’est-ce qu’il ya plus loin ? Passe ton chemin !

 

Noir, le ciel, noir.

 

La haine, triste la haine

Qui bout dans la poitrine…

Noire la haine, sainte la haine…

 

Camarade ! Aie-les,

Tes yeux, grands ouverts !

 

 

… / …

Alexandre Blok / Douze (extrait)
traduit du russe par Olivier Kachler