« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

AVENIR


 

 

Siècles à venir

Mon véritable présent, toujours présent,

obsessionnellement présent…

 

 

 

Moi qui suis né à cette époque où l’on hésitait

     encore à aller de Paris à Pékin, quand

     l’après-midi était avancée, parce qu’on

     craignait  de ne pouvoir rentrer pour la nuit.

Oh ! siècles à venir, comme je vous vois.

 

 

Un petit siècle épatant, éclatant, le 1400e siècle

     après J.-C., c’est moi qui vous le dis.

Le problème était de faire aspirer la lune hors

     du système solaire. Un joli problème. C’était           

     à l’automne de l’an 134957 qui fut si chaud,

     quand la lune commença à bouger à une

     vitesse qui éclaira la nuit comme vingt soleils

     d’été, et elle partit suivant le calcul.

 

 

Siècles infiniment éloignés,

Siècles des homoncules vivants de 45 à 200 jours,

     grands comme un parapluie fermé, et possédant

     leur sagesse comme il convient.

Siècles des 138 espèces d’hommes artificiels, tous

     ou presque tous, croyant en Dieu — naturelle-

     ment ! — et pourquoi non ? volant sans dom-

     mage pour leur corps, soit dans la stratosphère,

     soit à travers 20 écrans de gaz de guerre.

 

 

Je vous vois,

 

 

Mais non, je ne vous vois pas.

Jeunes filles de l’an douze mille, qui dès l’âge où

     l’on se regarde dans un miroir, aurez appris à

     vous moquer de nos lourds efforts de mal

     dételés de la terre.

Que vous me faites mal déjà.

Un jour pour être parmi vous et je donnerais

     toute ma vie tout de suite.

Pas un diable hélas pour me l’offrir.

 

 

Les petites histoires d’avions (on en était encore

     au pétrole, vous savez les moteurs à explosion),

     les profondes imbécilités d’expériences sociales

     encore enfantines ne nous intéressaient plus,

     je vous assure.

On commençait à détecter l’écho radioélectrique

     en direction du Sagittaire situé à 2 250 000

     kilomètres et un autre tellement plus effacé,

     situé à des millions d’années-lumières ; on ne

     savait encore qu’en faire.

Vous qui connaîtrez les ultra-déterminants de la

     pensée et du caractère de l’homme, et sa sur-

     hygiène

qui connaîtrez le système nerveux des grandes

     nébuleuses

qui serez entrés en communication avec des êtres

     plus spirituels que l’homme, s’ils existent

qui vivrez, qui voyagerez dans les espaces inter-

     planétaires,

Jamais, Jamais, non JAMAIS, vous aurez beau

     faire, jamais ne saurez quelle misérable banlieue

     c’était que la terre. Comme nous étions misé-

     rables et affamés de plus Grand.

Nous sentions la prison partout, je vous le jure.

Ne croyez pas nos écrits !les professionnels, vous

     savez…)

On se mystifiait comme on pouvait, ce n’était pas

     drôle en 1937, quoiqu’il ne s’y passât rien, rien

     que la misère et la guerre.

 

 

On se sentait là, cloué dans ce siècle,

Et qui irait jusqu’au bout ? Pas beaucoup. Pas moi…

 

 

On sentait la délivrance poindre, au loin, au loin,

     pour vous.

On pleurait en songeant à vous,

Nous étions quelques-uns.

Dans les larmes nous voyions l’immense escalier

     des siècles et vous au bout,

nous au bas,

Et on vous enviait, oh ! Comme on vous enviait

et on vous haïssait, il ne faudrait pas croire, on

     vous haïssait aussi, on vous haïssait…

Henri Michaux / Lointain intérieur - Poèmes