AUX PARLEURS DE PAROLES
Par domcorrieras, le samedi 14 décembre 2019 - Poèmes & chansons - lien permanent
Je vous entends, dit l’Éternel. Et je sais bien que vous avez fait
De votre blasphème un tympanon, de votre désespoir une cymbale :
En célébrant votre néant c’est votre orgueil qui se glorifie
Son creux vous crève le tympan, vous confondez votre vacarme
Et la gueule d’apocalypse qui luira comme le fond de la mer
Quand elle flottera poisson mort le ventre à l’air à la crête des hommes
À la crête des drapeaux rouges, au fer des piques accrochés.
*
Pourquoi vous faire grands avec des mots ? Philosophes au cerveau de crécelle
Bâtisseurs de monuments de papier, de Babels au front saturé d’encre
Je vous entends, cadavres bavards. Vous prétendez vous dépouiller
De votre linceul de journaux, mais c’est une montagne et non un linceul
Une montagne sans consistance plus lourde pourtant que la pierre :Et vous, Surhommes lazaréens à quatre pattes dans le tombeau
Ruez des reins comme un mulet qui voudrait jeter son bât à terre
— Vous la nommez révolution cette révolte domestiquée !
Les vrais prophètes parmi vous, ce sont ceux qui se taisent terribles
Même moi, je ne puis les entendre : taciturnes qui n’ont plus de mots
Ayant sondé la connaissance de l’homme et vu s’effriter leur langage,
Les prospecteurs de l’humaine misère, les aventuriers de la faim
Les pionniers de la férocité sans limites, les mangeurs de chair d’homme
et les mangés.
*
Quand le simoun à l’Orient se lève, quand les peuples soufflent du désert
Quand le sang claque des hampes, c’est un lâche que celui
Qui n’a point au bout de sa pique un lambeau de son propre sang.
Tout le faubourg à marée haute à l’assaut, la ville danse comme une gabarre,
C’est moi qui suis au-devant de leur troupe ce nuage repu de fureur
Moi qui crève sur mes prêtres et mes temples, sur vous, faux prêtres, vous aussi
Voleurs de chapes et d’encensoirs, fabricateurs d’une idole de vous-mêmes
Sculpteurs de Dieu dans un marron d’Inde, artistes, philosophes, savants
Qui faites voler les copeaux du néant et croyez que ce sont des paroles
Qui évidez tellement votre vide que la varlope vous mord les à la fin !
*
Je sais bien que les drapeaux rouges finissent par noyer leurs porte-étendards
Je sais bien que cette ruée de colère finira par un piétinement sous les chaînes
Et qu’il se trouvera dans ce peuple quelqu’un de vous pour le subjuguer
Sous un licol de papier et de mots, au nom même de la sainte colère.
Je sais bien que le sang de ce peuple sera l’encre des gratte-papiers
Et qu’i ne verra le futur que par la lunette des guillotines
Ou derrière un mur de Garde civile, par-dessus les bicornes de cuir bouilli
Ou comme un cerisier au printemps par-delà les barbelés des camps d’esclaves.
Ce peuple, vous le lâchez dans les rues comme un troupeau de jeunes taureaux
Ayant prévu des dégagements assez larges pour qu’is ne puissent vous encorner
Et sachant où vous les menez avec ce drap rouge devant eux, l’espérance.
Tout droit du toril dans l’arène ! Ils marchent entre deux murs de vivats
Piétinant les fleurs qu’on leur jette et tout grisés de se croire aimés :
Mais au bout c’est le tunnel étroit où l’on entre un par un, c’est la longe
Ou le joug passés par surprise, ou la charrette de l’abattoir.
Le même mensonge, toujours, la même victime dédiée
Au futur qui ne connaîtra plus de victimes…
Les mêmes parleurs sous des frocs différents, tantôt tribuns, tantôt belluaires
Prêtres d’un quelconque Baal ou docteurs de l’homme à venir
Se consacrant l’holocauste des peuples, faisant fumer au nez de leur orgueil
Une braise de sang sur le billot devant leur trône.
Babel, O.C. t. I, p. 710
Pierre Emmanuel / Anthologie poétique
Illustration : Portrait de Pierre Emmanuel (huile sur isorel) par Willy Eisenschitz (pendant la seconde guerre mondiale)