« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

AUX PARLEURS DE PAROLES



 

 

Je vous entends, dit l’Éternel. Et je sais bien que vous avez fait

De votre blasphème un tympanon, de votre désespoir une cymbale :

En célébrant votre néant c’est votre orgueil qui se glorifie

Son creux vous crève le tympan, vous confondez votre vacarme

Et la gueule d’apocalypse qui luira comme le fond de la mer

Quand elle flottera poisson mort le ventre à l’air à la crête des hommes

À la crête des drapeaux rouges, au fer des piques accrochés.

 

*

 

Pourquoi vous faire grands avec des mots ? Philosophes au cerveau de crécelle

Bâtisseurs de monuments de papier, de Babels au front saturé d’encre

Je vous entends, cadavres bavards. Vous prétendez vous dépouiller

De votre linceul de journaux, mais c’est une montagne et non un linceul

Une montagne sans consistance plus lourde pourtant que la pierre :Et vous, Surhommes lazaréens à quatre pattes dans le tombeau

Ruez des reins comme un mulet qui voudrait jeter son bât à terre

— Vous la nommez révolution cette révolte domestiquée !

 

 

Les vrais prophètes parmi vous, ce sont ceux qui se taisent terribles

Même moi, je ne puis les entendre : taciturnes qui n’ont plus de mots

Ayant sondé la connaissance de l’homme et vu s’effriter leur langage,

Les prospecteurs de l’humaine misère, les aventuriers de la faim

Les pionniers de la férocité sans limites, les mangeurs de chair d’homme

et les mangés.

 

*

 

Quand le simoun à l’Orient se lève, quand les peuples soufflent du désert

Quand le sang claque des hampes, c’est un lâche que celui

Qui n’a point au bout de sa pique un lambeau de son propre sang.

Tout le faubourg à marée haute à l’assaut, la ville danse comme une gabarre,

C’est moi qui suis au-devant de leur troupe ce nuage repu de fureur

Moi qui crève sur mes prêtres et mes temples, sur vous, faux prêtres, vous aussi

Voleurs de chapes et d’encensoirs, fabricateurs d’une idole de vous-mêmes

Sculpteurs de Dieu dans un marron d’Inde, artistes, philosophes, savants

Qui faites voler les copeaux du néant et croyez que ce sont des paroles

Qui évidez tellement votre vide que la varlope vous mord les à la fin !

 

*

 

Je sais bien que les drapeaux rouges finissent par noyer leurs porte-étendards

Je sais bien que cette ruée de colère finira par un piétinement sous les chaînes

Et qu’il se trouvera dans ce peuple quelqu’un de vous pour le subjuguer

Sous un licol de papier et de mots, au nom même de la sainte colère.

 

Je sais bien que le sang de ce peuple sera l’encre des gratte-papiers

Et qu’i ne verra le futur que par la lunette des guillotines

Ou derrière un mur de Garde civile, par-dessus les bicornes de cuir bouilli

Ou comme un cerisier au printemps par-delà les barbelés des camps d’esclaves.

 

Ce peuple, vous le lâchez dans les rues comme un troupeau de jeunes taureaux

Ayant prévu des dégagements assez larges pour qu’is ne puissent vous encorner

Et sachant où vous les menez avec ce drap rouge devant eux, l’espérance.

Tout droit du toril dans l’arène ! Ils marchent entre deux murs de vivats

Piétinant les fleurs qu’on leur jette et tout grisés de se croire aimés :

Mais au bout c’est le tunnel étroit où l’on entre un par un, c’est la longe

Ou le joug passés par surprise, ou la charrette de l’abattoir.

 

Le même mensonge, toujours, la même victime dédiée

Au futur qui ne connaîtra plus de victimes…

Les mêmes parleurs sous des frocs différents, tantôt tribuns, tantôt belluaires

Prêtres d’un quelconque Baal ou docteurs de l’homme à venir

Se consacrant l’holocauste des peuples, faisant fumer au nez de leur orgueil

Une braise de sang sur le billot devant leur trône.

 

 

 

Babel, O.C. t. I, p. 710

 

Pierre Emmanuel / Anthologie poétique
Illustration : Portrait de Pierre Emmanuel (huile sur isorel) par Willy Eisenschitz (pendant la seconde guerre mondiale)