« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Tango interminable des perceurs de coffres-forts


 

 

 

Nous sommes partis par une nuit plutôt nocturne

Nous quatre Dudule le gros Victor et l’Amnésique

Nous avions collé des semelles crêpe à nos cothurnes

J’portais les outils la pince monseigneur l’chalumeau oxhydrique

 

J’étais rencardé sur un boulot plutôt pépère

Trois kilos de diams de la perlouse et puis du jonc

C’est pas si souvent que l’on dégote une bonne affaire

Ce soir entre nous tous fallait pas faire les cornichons

 

Attention ! Garez-vous ! Ce soir on les attaque

Les bourgeois, les salauds, va bien falloir qu’i raquent

On n’est pas sur le tas pour jouer d’l’ophicleïde

On va prendre un gros coffre et lui crever le bide

 

On perce !

L’gros victor, prends la chignole

Toi Dudule fais pas l’mariole

Tu la boucles ou bien sans ça

On perce !

L’Amnésique a la courante

Ma parole c’est bien des tantes

Perverses

Si les crétins continuent

Je les renvoie dans la rue

Avec un coup d’pied dans l’cul

Ça berce !

L’chalumeau s’met à rôtir

L’coffre-fort il va souffrir

On va l’mettre sans mollir

En perce !

 

Nous sommes sortis avec du fric plein nos chaussettes

Ce vieux coffre-fort était bourré comme un baron

Y’avait d’quoi s’offrir de la tortore et des fillettes

Mais au coin d’la rue v’la Dudule qui s’écrie : « les mecs on est marrons »

 

Les poulets grouillaient comme à Houdan un jour de foire

L’Amnésique ému s’est mis à pleurer comme un veau

Il ne manquait plus à la basse-cour que les canards

Et voilà l’Aurore qu’arrive avec le Figaro

 

C’est fini les poteaux ce soir on couche au gnouf

Plus d’osier, plus de filles et surtout plus de bouffe

Les barreaux de la cage se referment sur nous

Mais demain pour ma part j’commence à faire un trou

 

On perce !

J’ai démonté mon plumard

Pour y prendre une petite barre

Et du matin jusqu’au soir

Je perce !

Dans la cellule d’à côté

L’Amnésique en train d’gratter

Va bosser jusqu’à c’que ça

Traverse !

L’gros Victor ce vieux feignant

Reste sur son pieu tout l’temps

À chanter l’Marché Persan

Ça berce !

Si on a un p’tit peu d’pot

Spécialistes du boulot

Sûr qu’on s’ra sortis bientôt

On perce !

 

Nous avons creusé pendant deux ans sauf le dimanche

Y a rien de plus dur que cette salop’rie d’béton

Nous quatre Dudule on peut pas dire qu’on soye des manches

Mais j’aim’rais mieux faire, comme les marchands d’gruyère, des

trous dans du from’ton

Et puis un beau jour en limant l’dernier bout d’ferraille

Par le trou du mur j’ai vu soudain luire le beau blond

Vrai, ça fait plaisir, un résultat quand on travaille

C’est la récompense des gars honnêtes et ça c’est bon

 

Attention les poteaux ce soir on met les voiles

Attachons bout à bout nos jolis draps de toile

C’est l’moment de montrer qu’on est les rois du sport

On était bien soignés mais on est mieux dehors

 

On perce !

L’gros Victor descend l’dernier

Comme ça s’il fait tout péter

Nous autres on sera passés

On perce !

On a d’la veine les amis

car tout le jour d’aujourd’hui

Il tombait une de ces pluies

À verse !

Ça y est nous voilà sauvés

Mais maint’nant i faut foncer

Y a un job à préparer

Commerce

Pendant qu’j’étais au mitard

J’ai monté un coup mastard

Et demain soir sans retard

On perce !

   Bonsoir !

 

Nous voilà enfin planqués

Les diams sont récupérés

Et une barrique vient d’claquer

 

En perce !

L’Amnésique se fixe à Niort

Dudule en Corée du Nord

Et l’gros Victor choisit l’port

D’Anvers

Ils veulent continuer l’boulot

Mais moi je trouve ça idiot

J’vais laisser tomber mollo

L’commerce

 

Et comme j’aime les fleurs des champs

J’ai choisi un coin charmant

j’me retire à Ispahan

En Perse !

    Sur les ro-o-ses

 

 

1954

Boris Vian / Chansons