POÈME DU RENONCEMENT
Par domcorrieras, le dimanche 27 janvier 2019 - Poèmes & chansons - lien permanent
Le pas ferré
Le soir à la bougie, il compte ses grains, ses vertus, il regarde
ses collections d’insectes, il caresse des lettres jaunies.
Puis il se hisse à la lucarne et pense longuement cette
campagne harmonieuse et tiède.
Et voici qu’il éprouve pour la première fois, comme un mal
vrai dans les poumons, la grande douleur d’exil.
C’est un arbre lointain et sans feuilles qui l’appelle, c’est un
arbre immense et très noir, jailli de terre cette nuit.
Ira-t-il réveiller sa mère qui a prié pour lui dans sa chambre
blanche et qui respire si naturellement ?
Tous ces objets, ces livres calmes qui l’entourent, et ces
bahuts gonflés d’aliments, semblent connaître aussi ce
bonheur endormi.
Mais désormais, le vide fait partout son signe, et cette grande
quiétude n’est plus supportable.
Reconnaît-il encore les rumeurs de la durée nocturne et ces
manches d’outils si polis de sa paume (qui sont déjà
d’un autre ) — et le son de sa propre voix ?
O mère ce bonheur est pesant comme un ciel de chaleur. Et
je suis vide et terne. Et je suis pauvre : tandis que nos
trésors s’amoncellent et que nos serrures sont bien
fermées.
Ouvre à tous nos greniers de froment, dénonce nos cachettes
et livre aux chemineaux tout cet or emmuré. Que nos
trésors soient piétinés ; que nos étables soient désertes !
J’irai, mais seul j’irai vers ce visage dur qui ne me promet
rien de sa grande beauté.
Une faim m’est venue de pain noir et de cendres ! ô fers,
ô sécheresses accueillez mon amour très féroce.
À vous tous qui cherchez la graine rare et la fleur unique,
dérision ! moi j’ai la branche torte et le doux chardon
hérissé ! À vous les riches aliments ! moi j’ai la soif et
la faim aux saveurs moins connues !
Moi j’ai cette nudité, ces chaussées vides et mes mains vides
et mon attente — qui n’attend rien !
Un peu d’alcool à la gourde de cuir ; ce pain croquant dans
mon bissac. En route — et sans baisers !
Et vers les sites maigres et les fleuves cendreux. O cœur sans
amitié, que j’aime fortement les plus tristes pays.
L’homme se met en marche, il voit la mince fenêtre où tremble
encore une bougie. Il laisse à toutes larmes un visage
d’enfant.
L’homme se met en marche. Et dans un rêve sa mère entend
ce pas ferré qui sonne sur la route.
Géo Norge / Joie aux âmes
photo : Géo Norge et Jean De Boshère (1947)