« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

POÈME DU RENONCEMENT

 

 

 

Le pas ferré

 

 

Le soir à la bougie, il compte ses grains, ses vertus, il regarde

      ses collections d’insectes, il caresse des lettres jaunies.

 

Puis il se hisse à la lucarne et pense longuement cette

      campagne harmonieuse et tiède.

 

Et voici qu’il éprouve pour la première fois, comme un mal

      vrai dans les poumons, la grande douleur d’exil.

 

C’est un arbre lointain et sans feuilles qui l’appelle, c’est un

      arbre immense et très noir, jailli de terre cette nuit.

 

Ira-t-il réveiller sa mère qui a prié pour lui dans sa chambre

      blanche et qui respire si naturellement ?

 

Tous ces objets, ces livres calmes qui l’entourent, et ces

      bahuts gonflés d’aliments, semblent connaître aussi ce

      bonheur endormi.

 

Mais désormais, le vide fait partout son signe, et cette grande

      quiétude n’est plus supportable.

 

Reconnaît-il encore les rumeurs de la durée nocturne et ces

      manches d’outils si polis de sa paume (qui sont déjà

      d’un autre ) — et le son de sa propre voix ?

 

O mère ce bonheur est pesant comme un ciel de chaleur. Et

      je suis vide et terne. Et je suis pauvre : tandis que nos

      trésors s’amoncellent et que nos serrures sont bien

      fermées.

 

Ouvre à tous nos greniers de froment, dénonce nos cachettes

      et livre aux chemineaux tout cet or emmuré. Que nos

      trésors soient piétinés ; que nos étables soient désertes !

 

J’irai, mais seul j’irai vers ce visage dur qui ne me promet

      rien de sa grande beauté.

 

Une faim m’est venue de pain noir et de cendres ! ô fers,

      ô sécheresses accueillez mon amour très féroce.

 

À vous tous qui cherchez la graine rare et la fleur unique,

      dérision ! moi j’ai la branche torte et le doux chardon

      hérissé ! À vous les riches aliments ! moi j’ai la soif et

      la faim aux saveurs moins connues !

 

Moi j’ai cette nudité, ces chaussées vides et mes mains vides

      et mon attente — qui n’attend rien !

 

Un peu d’alcool à la gourde de cuir ; ce pain croquant dans

      mon bissac. En route — et sans baisers !

 

Et vers les sites maigres et les fleuves cendreux. O cœur sans

      amitié, que j’aime fortement les plus tristes pays.

 

L’homme se met en marche, il voit la mince fenêtre où tremble

      encore une bougie. Il laisse à toutes larmes un visage

      d’enfant.

 

L’homme se met en marche. Et dans un rêve sa mère entend

      ce pas ferré qui sonne sur la route.

 

Géo Norge / Joie aux âmes
photo : Géo Norge et Jean De Boshère (1947)