« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LA SEULE

 

 

Je connais déjà ta saveur,

je connais l’odeur de ta main,

maîtresse de la peur,

maîtresse de la fin.

 

J’ai touché déjà tes os

à travers ta chair sans âge

pétrie d’insectes millénaires

et de calices de fleurs futures.

 

J’ai dormi depuis les déluges, j’ai dormi

au fond de toi, sur ton épaule, j’ai dormi sans nom—

ta poitrine n’a pas changé,

l’air de la vie n’a plus le nerd de m’éveiller—

ne me nomme jamais, ne me réveille pas ;

tes poumons immobiles ont désappris aux miens

à respirer le souffle faible de ce monde

 

le mourant ! car il agonise dans les trompettes,

les pluies battantes, et qu’il crève, le géant faible,

monde vieillard qui s’époumone

dans le feu pâle auréolant ta tête,

cette lueur, ô veilleuse aveugle des morts, pensante

sans sommeil au fond des rêves

loin de l’huile de la vie,

endormeuse, nous avons ensemble ce secret

que je t’ai pris au carrefour martelé de lune ;

souviens-toi, tu étais habillée en petite fille,

tu guettais sur dalles, la bouche sur ton secret.

 

Souviens-toi, je t’ai prise aux cheveux,

tu as desserré les dents,

souviens-toi, pour moi, pour moi seul,

parce que j’avais tout trahi pour toi

—oui, messieurs de la fumée et de l’ombre,

je vous ai tous trahis pour elle ;

eau-mère, la vie que tu m’as donnée,

la vie avec la bouche bée,

je l’ai tahie et j’ai trahi le monde pour elle,

pour cette enfant que de vie en vie je retrouve,

l’endormeuse sans-sommeil,

la veilleuse de la fin — ô ma mort !

tu as desserré les dents :

la boule, le feu, l’astre de gorge,

la convulsion folle derrière tes lèvres,

indéfiniment derrière tes dents, ce mur

où tant d’autres se cassent la tête,

… et ce que je ne puis dire…

 

Mais à qui parlerais-je ? toute oreille, tout œil

sombrent dans le silence et la nuit sans mémoire.

Tu veilles seule, enfant des baumes,

mort du carrefour, bois mon sommeil,

ne laisse rien de moi,

je suis seul à t’avoir vue plus présente qu’elles,

les fumées femelles,

les rôdeuses qu’un vrai regard dissipe,

je t’aime plus loin qu’au fond des rêves,

maîtresse de la peur,

maîtresse de la fin,

ne m’éveille plus,

ne me nomme plus.

René Daumal / poème publié dans la revue Le Grand Jeu n°III (1930).
Photo : Artür HARFAUX / René Daumal et Vera Daumal