« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE PEINTRE ET LE POISSON


 

Tout le jour il avait travaillé comme une locomotive.

Je veux dire qu’il avait peint, les coups de pinceau

se succédant avec une régularité d’horloge. Puis il téléphona

chez lui. et ce fut la fin. Ce fut toiut ce qu’elle

écrivit. Il tremblait comme une feuille. Il se remit

à fumer. Il s’allongea et se

releva. Qui pourrait dormir si sa femme avait ricané

en disant qu’il n’était presque plus temps ? Il prit la voiture

pour aller en ville. mais ce n’était pas pour boire.

Non, pour marcher. Il passa devant une scierie

qu’on appelait « la scierie ». Odeur de bois

fraîchement coupé, lumières partout, hommes au volant

de voiturettes et d’élévateurs, appliqués à la tâche.

Bois entassé jusqu’au toit de l’entrepôt,

plaintes et grondement de machines. Plutôt

facile à retenir, se dit-il. Il continua

de marcher, voilà qu’il pleuvait, une douce petite pluie prête

à faire de son mieux pour ne pas déranger

quoi que ce soit et qui en retour demande seulement

à n’être pas oubliée. Le peintre

releva son col et se dit

qu’il n’oublierait pas. Il passa devant un immeuble

illuminé où, dans une salle, des hommes jouaient

aux cartes à une grande table. Un homme coiffé

d’une casquette posté à la fenêtre regardait

tomber la pluie en fumant

la pipe. C’était une image qu’il n’avait pas

envie d’oublier non plus, mais alors

quand lui vint la pensée suivante il

haussa les épaules. À quoi bon ?

 

Il marcha encore jusqu’à ce qu’il arrive à la jetée

sur ses piles pourries. La pluie tombait

plus fort à présent. Elle sifflait en frappant

l’eau. La foudre paraissait et disparaissait.

La foudre surgissait en travers du ciel

comme le souvenir, comme la réservation. À l’instant

où il fut à la pointe du désespoir, un poisson jaillit de l’eau

noire sous la jetée puis retomba

et puis s’éleva de nouveau en un éclair

et dressé sur sa queue se secoua !

Le peintre avait du mal à en croire

ses yeux, ou ses oreilles ! Il venait

d’avoir un singe — sans que la foi y entre

en rien. La bouche du peintre

béa. Le temps de rentrer chez lui

il avait renoncé à fumer et fait vœu de ne jamais

plus parler au téléphone.

Il enfila sa blouse et prit

son pinceau. Il était prêt à repartir

de zéro, mais ne savait pas si une seule

toile suffirait à tout fixer.

Qu’importe. Il poursuivrait

sur une autre toile s’il le fallait.

C’était tout ou rien. foudre, eau,

poisson, cigarettes, cartes, machines,

le cœur humain, ce vieux port.

Même les lèvres de la femme contre

le combiné, même ça.

L’ourlet de sa lèvre.

Raymond Carver / Jusqu’à la cascade