LE PEINTRE ET LE POISSON
Par domcorrieras, le dimanche 21 octobre 2018 - Poèmes & chansons - lien permanent
Tout le jour il avait travaillé comme une locomotive.
Je veux dire qu’il avait peint, les coups de pinceau
se succédant avec une régularité d’horloge. Puis il téléphona
chez lui. et ce fut la fin. Ce fut toiut ce qu’elle
écrivit. Il tremblait comme une feuille. Il se remit
à fumer. Il s’allongea et se
releva. Qui pourrait dormir si sa femme avait ricané
en disant qu’il n’était presque plus temps ? Il prit la voiture
pour aller en ville. mais ce n’était pas pour boire.
Non, pour marcher. Il passa devant une scierie
qu’on appelait « la scierie ». Odeur de bois
fraîchement coupé, lumières partout, hommes au volant
de voiturettes et d’élévateurs, appliqués à la tâche.
Bois entassé jusqu’au toit de l’entrepôt,
plaintes et grondement de machines. Plutôt
facile à retenir, se dit-il. Il continua
de marcher, voilà qu’il pleuvait, une douce petite pluie prête
à faire de son mieux pour ne pas déranger
quoi que ce soit et qui en retour demande seulement
à n’être pas oubliée. Le peintre
releva son col et se dit
qu’il n’oublierait pas. Il passa devant un immeuble
illuminé où, dans une salle, des hommes jouaient
aux cartes à une grande table. Un homme coiffé
d’une casquette posté à la fenêtre regardait
tomber la pluie en fumant
la pipe. C’était une image qu’il n’avait pas
envie d’oublier non plus, mais alors
quand lui vint la pensée suivante il
haussa les épaules. À quoi bon ?
Il marcha encore jusqu’à ce qu’il arrive à la jetée
sur ses piles pourries. La pluie tombait
plus fort à présent. Elle sifflait en frappant
l’eau. La foudre paraissait et disparaissait.
La foudre surgissait en travers du ciel
comme le souvenir, comme la réservation. À l’instant
où il fut à la pointe du désespoir, un poisson jaillit de l’eau
noire sous la jetée puis retomba
et puis s’éleva de nouveau en un éclair
et dressé sur sa queue se secoua !
Le peintre avait du mal à en croire
ses yeux, ou ses oreilles ! Il venait
d’avoir un singe — sans que la foi y entre
en rien. La bouche du peintre
béa. Le temps de rentrer chez lui
il avait renoncé à fumer et fait vœu de ne jamais
plus parler au téléphone.
Il enfila sa blouse et prit
son pinceau. Il était prêt à repartir
de zéro, mais ne savait pas si une seule
toile suffirait à tout fixer.
Qu’importe. Il poursuivrait
sur une autre toile s’il le fallait.
C’était tout ou rien. foudre, eau,
poisson, cigarettes, cartes, machines,
le cœur humain, ce vieux port.
Même les lèvres de la femme contre
le combiné, même ça.
L’ourlet de sa lèvre.
Raymond Carver / Jusqu’à la cascade