« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L’ENFUI TOURNE COURT


 

       Le char de feu, il était vide lorsque je pus le voir,

       il était vide et ruisselant de lumières sans profondeur

       lorsque j’osai rouler avec lui

       et me rouler dans l’ornière creusée par le soc solaire

de la boule lente et rouge d’or de gorge,

       et je roulais et de la gorge et de la nuque

       sur les feux vifs des roues,

       — Ah ! c’est moi que tu véhicules ! —

       je suis cloué aux cataclysmes, aux cataractes

       et aux déluges de feu dans les gorges des monts sourds

       et dans ma gorge la muette

       au seul cri d’ogre.

Car sauvage renoué à la mèche du fouet fendant sec la peau

brûlée je me tordais avec les brins d’étoupe et ma langue

d’amadou,

       cloué, cloué et renoué aux feux

       et martelé chez les cyclopes

       — encore les mêmes jadis,

       encore les mêmes plus tard

       et la ligne des temps bouclée, encore les mêmes sur les

sept nœuds identiques du grand cinglant, le vent, la flamme,

       et les mêmes toujours le marteau et les tenailles

et le pétrin

       et ce grand corps de charbon qui se relève et qui n’en

finit pas de relever,

       l’homme des houillères, tout de charbon luisant et cimenté

d’élytres de la moelle à la peau,

       il se relève encore, toujours, et c’est moi-même

       sous la pince chauffée à blanc.

Et le tumulte, le vieux vacarme forgé de foudres et tissé

de pirouettes

       — pour le rire sec à postérité perpétuelle —,

       il vient en cône sur mon front, il bout et se secoue

en entonnoir,

       oui, cloué aux sept nœuds, empoigné à la gorge,

au front, à la nuque,

       les roues du char, ce sont mes plaies, mes ancres,

       qui me retiennent par le vide (il y a longtemps que le sang

ne vient plus.)

       — à jamais, à jamais, à jamais ! » je crie mais cette

parole a trop d’échos

       et ses trop faciles mensonges les voilà fauchés au pied :

ici sans appui, plus bas sans appui, plus bas sans appui

la chute, la chute plus bas plus bas plus d’appui sans appui la

chute, c’est ce qu’on appelle toujours, et sans jamais d’appui

toujours la chute ni haut ni bas et c’est immobile que se

découvre l’œil, sous les paupières de suie, l’œil de houille

profonde toujours.

René Daumal / in Le Grand Jeu N°III (1930)