« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

CARCASSONNE,NARBONNE ET BÉZIERS


 

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CARCASSONNE

 

 

[pages manquantes]

    Il aurait fallu peindre ceci comme — mais il est mort [illisible], l’année avant l’avènement de la grâce chrétienne — laissant son œuvre en panne, il faudra donc que l’aimable lecteur se transporte au sud et voie par lui-même. Et pas par le train, surtout, car le train, il passe par un trou petit et noir, plus réduit encore que le salon de Madame, et il n’y verra rien du tout quand il regardera par la fenêtre.

 

 

    Carcassonne est, comme chacun sait, engluée dans une inertie qui l’a conservée, comme la lave Pompéi. Du haut de ses murailles, on voit Pennautier, qui a pu être celui de Loba 1.

 

 

 

NARBONNE ET BÉZIERS

 

 

Coquille

comme les villes

en tapisserie

par-delà les vignes

l’ardoise neuve

note personnelle

seules les ruines des salles

offrent quelque trace

d’usages intimes,

le meneau parfois

d’une fenêtre

là-haut dans l’épaisseur

de la muraille

là où le temps,

la main n’ont pu

l’atteindre.

 

Plus on

a, plus c’est

légende

 

Trop pareil

aux toits sur

Regent’s Park

ou St Jane,

débordant de lumière

magie pure

Rebord bas des

collines dans le gris

de la brume de

chaleur

qui va vers Narbonne.

 

Narbonne

Per la glori del terraine

A la memori

De la vescontessa

n’Ermengarda XIIeme

et dels trobador

Benrhart Alan han

Gui. Fabre XIIIeme

G. Riquier

filhs glorios de

Narbonna la arrada 2.

 

Narbonne n’est pas aussi

mal qu’on le dit 3

— chaleur de four

mais pas aussi ennuyeuse

qu’on le dit.

Malgré des abords d’un

Paris au rabais

ou d’une ville du

Middle West

on observe. — Non,

l’endroit a du charme.Ìk plaît autant qu’un autre

pourvu qu’on veuille bien s’asseoir dans un

grand café, à lire

du Maupassant. J’étais venu

pleurer le rivage

disparu, mais Narbonne reste

maritime —

modestement, certes, un

canal aux eaux brunes, péniches et

lavandières, pâle reflet de

Venise — mais non,

voilà de la couleur, un pont bordé

de maisons et la plus grande

est éclatante, rose flamboyant.

Est-ce ce côté latin qui m’émeut ?

Peut-être bien.

La cour du

appelons ça municipio

et sa tablette, ce n’est plus 

gaulois.

 

cit.

 

L’église médiévale,

ses arcs-boutants, ses créneaux,

est « tardive », mais que diable

on ne peut pas toujours jouer les philologues.

Ce lieu a lui aussi

eu son épopée — un peu hors sujet une

chançon de geste *, alors

errons un

peu.

 

Gallia Narbonensis 4.

 

Narbonne-Capestang

Il est bien étrange de

se retrouver sur du plat,

quand on s’est habitué aux ornières.

mais la route, quand je suis sorti

ce soir de Narbonne,

était bien plaisante.

J’ai d’abord longé les berges

bordées de sycomores

puis de broussailles, et

après quand commencent les dunes

c’est une terre de vignes

et d’oliviers,

des oliviers, quand

on a quitté l’Italie

depuis près d’un an,

eh bien ça suffit

à vous dédommager en un jour

[rayé : des faux amis,

des critiques mensongers ]

tandis que les collines se dressent

pâles, là-bas, dans le lointain

comme un nuage de poussière.

À gauche les ruines d’un château

des marais et peut-être Cabestang 5.

a guisa de leon 6.

                    q.s.p.

à mi-hauteur

à mi-distance.

 

Je sors de l’Aude

j’entre dans l’Hérault 7.

 

Le soleil était

dans ses nuages

comme un lampion

rose

et peut-être parce que

j’étais très fatigué

ou alors c’était quelque

chose dans l’air

ou dans la disposition

du terrain,

cette marche

c’était comme

un retor au foyer,

on s’attendait presque

à rencontrer

la famille.

Le gamin qui gardait

ses moutons traînait

comme s’il me 

connaissait et voulait que je

parle avec lui.

Capestang est

comme son nom l’indique, etc.

Voilà un château,

qui accroche pour de vrai

des lumières à ses tours

ou plutôt c’était

une église en ruine

qui dans

l’obscurité

ressemblait à un château

mais j’étais trop fatigué

pour faire la différence.

 

Et donc je vous assure

que du ragoût de veau

aux carottes et aux olives

tout ensemble est un plat

des plus succulents.

 

À douze kilomètres environ

d’ici, vers l’ouest, il y a Montmoulier,

peut-être le Montaussier de Tibors 8?

mais j’ai tourné à l’est, vers Béziers.

 

Le lendemain

il faisait trop chaud pour bouger

alors j’ai fait laver mes vêtements

au canal et j’ai

attendu que le soleil se couche.

La fraîcheur d’un autobus m’a

ranimé à cinq heures

(La pauvre ruine du château ne se

voit pas au-dessus des

maisons.)

 

Les terres à

l’Ouest,

nimbées de

poussière, de chaleur,

conservent le

mirage et

montrent la marque du

travail de la mer.

 

Il y a une tour raide

sur le sable

à la pointe de Montady.

Quant à Béziers

indéniablement,

irrémédiablement,

c’est une ville hideuse. Seul

soulagement,

la rivière.

Mais ce fut sans nul doute

une forte ville

et son vicomte

un grand personnage 9.

En s’en approchant, on

voit un mur sans ornements

et la coque d’une église

par le travers

et de là

sous le regard

s’étend

la plaine

et quelque part,

là-bas, loin,

le seul point peut-être

d’intérêt, le [illisible].

L’église est tout

mâchicoulis

et créneaux

mais même ainsi

elle n’a pas grand attrait.

Elle combine les inconvénients

de l’ancien et du

moderne

tous les inconvénients.

Puisqu’il en était

ainsi, j’ai

fait halte

ce soir-là à

l’hôtel du Cheval Blanc

sur le quai, à Agde.

J’y suis arrivé en

longeant le canal

sous un ciel

méditerranéen, ah,

certes oui, je connais

mon métier, il y 

a des artistes

dans d’autres domaines

mais quand il 

s’agit de vivre, là,

c’est sûr, je connais mon métier.

J’ai commis de terribles

erreurs, j’ai traversé

des moments

affreux — je dis bien, affreux —

mais le métier, je connais ça,

comme personne peut-être

depuis Flaccus 10.

 

Comment demander à 

un homme de faire

de la poésie, par une

nuit comme

celle-ci ! Fous, qui lisez

des livres,

allez au sud et vivez-

y. C’est

tout ce que j’ai

à dire pour cette fois-ci

jusqu’à sa fin ultime

la vie

malgré tous ses

embrouillaminis,

ses circonvolutions,

la vie

en vaut la chandelle,

allez au sud, vivez-y

de jour,

de nuit, de

corps, ou 

d’esprit.

Cueillez ! Carpe

cela et tout le reste,

raris, et le jour, et

la couleur et

le son, et l’heure et

le moment et toute chose

et toutes choses vraiment

principalement proches

de votre cœur

ou de votre désir.

Mais que votre désir

ne soit pas

mesquin, ne soit pas

médiocre. Pour un peu

je citais Baudelaire et son

Enivrez-vous 11.

Moi qui ai vécu quatre mois d’un trait

à Venise et par deux fois

des semaines, et des mois

à Sirmio « venusta 12»,

vais-je me jeter

dans le dithyrambe

pour une nuit sur un quai

perdu, dans une ville

oubliée. Parce qu’il

y a peu

d’eau sous ma

fenêtre,

et que le ciel

a un beau

teint ?

 

D’un côté

la mer blanchie et

décolorée, de

l’autre l’étang de Thau bleu

profond, comme

vu à travers

une vitre dépolie.

 

 

 

…………………….

NOTES

 

1. Les travaux de restauration et de conservation de Cracassonne ont été menés par Viollet-le-Duc entre 1850 et 1879. Pennaudier se trouve au nord-est de la ville.

 

2. « Pour la gloire du pays / À la mémoire / de la vicomtesse / Ermengarde XII / et des troubadours / Bernhart Alan / Gui Fabre XIII / G. Riquier / enfants glorieux / de la fertile Narbonne. »

 

3. Smith (II, 219) décrit Narbonne comme « une ennuyeuse ville de province. »

 

4. Nom latin de la province dont Narbo était la capitale. Aimeri de Narbonne est une chanson de geste du début du treizième siècle, qui est associée à cette ville.

 

5. Patrie du troubadour Guillem de Cabestang, dont le cœur fut servi à dîner par Raimon de Roussillon à son infidèle épouse Soremonde. Cf. Smith I, 238, et le Canto 4.

 

6. « A guisa de leon… quando si posa » (« Avec la majesté du lion au repos »). Purgatoire, VI, 66, description de Sordello.

 

7. L’Aude marque la frontière entre les départements de l’Aude et de l’Hérault.

 

8. Tiborc (ou Guiborc) de Montausier était cette vicomtesse de Chalais mentionnée dans le poème de Bertran. Dompna pois de me no’us chal.

 

9. Béziers et son vicomte jouent un grand rôle dans un des premiers poèmes de Pound, Marvoil (P, 21).

 

10. C’est à dire le poète romain Horace.

 

11. Titre du poème en prose de Baudelaire, Enivrez-vous.

 

2. Pound a vécu à Venise en 1908 et a passé le printemps de 1910 et 1911 à Sirmio.

Ezra Pound / Sur les pas des troubadours en pays d’oc.
traduit de l’anglais par Béatrice Dunner.