« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Ai-je le temps de m’occuper de poésie ?

 

 

 

 

 

 

    Voir et savoir prennent ma vie à la campagne. Ai-je le temps de m’occuper de poésie ? Oh ! tant d’histoires ! Bonaparte ! Charlemagne ! Ici les Prussiens, Louis II le Bègue ici. De tout je suis savant ou plutôt le veux être au point de ne confondre un chêne avec un hêtre. Le gratte-cul m’est chicotin, l’ail ambroisie. Ai-je le temps de m’occuper de poésie ? Et voir ! Je suis voyant jusqu’à la frénésie. Nul n’a de meilleur œil pour surprendre le monde comme il est ou n’est pas. Mes visions abondent. J’aime les préciser, malgré que vagabondes… : la fuite d’un coteau sous la fuite d‘un lièvre, les grands nuages annelant le Rêve au Rêve, la pompe des chalands dans la pourpre des soirs, le bleu du ciel jouant dans le bleu du lavoir, les images des rois sur les cartes d’auberge, ou ce lent canal mort aux éternelles berges, et le verre oublié sous la tonnelle froide près du crochet — mon cœur ! — et près de la salade, et ma belle effeuillant, avec un doux ennui, ce coq maigre (ah ! plumer la marguerite ainsi !) : je vois ses yeux brillants de larmes dans la nuit, moi j’écaille un poisson sur le petit chat gris… notre lampe s’allume, est-ce effet du hasard ?… la Grande Ourse est la harpe du Château-Gaillard… Ai-je le temps de m’occuper de poésie ? Voir et savoir, hélas ! auront perdu ma vie.

 

Chansons pour me consoler.

Paul Fort / Ballades du Beau hasard / Portraits sur le sable