« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Un voyage en canoë vers le Nord

 

 

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    Le temps, le lendemain matin, était sombre et menaçant. Un vent fort s'engouffrait dans le détroit, droit devant nous, et au moment où nous allions nous remettre en route, bien décidés à lutter cointre lui en naviguant au plus près du rivage, une pluie torrentielle se mit à tomber. Mieux valait, du coup, attendre que le temps s'améliore. Les chasseurs partirent à la recherche de daims, et je m'éclipsai pour admirer à loisir la forêt. La pluie faisait ressortir l'odeur des arbres mouillés, et la myriade de ses rigoles couvrait chaque tronc d'une fine broderie, tandis que le vent dans les cîmes jouait une mélodie primitive. un cours d'eau qui coulait sous une voûte feuillue formée par les arbres inclinés me retint longuement. L'eau dans les grands bassins était presque noire et couleur ambre clair aux endroits moins profonds et c'était comme une liqueur pure et riche qui coulait dans les bois, au goût agréable, rappellant les bosquets d'épicéas odorants, les étendues marécageuses et les castors des prairies. Je longeai cette rivière d'ambre quand je tombai sur une cascade. Elle ne mesurait guère que deux mètres de haut, mais la forme arrondie de son rebord et les nuances dégradées de ses couleurs lui donnaient un charme exceptionnel. Le bassin moussu et broussailleux dans lequel elle se jetait était d'un noir d'encre, qu'éclaircissaient des bulles d'écume de belle taille qui dérivaient en grappes sur l'eau calme, chacune reflétant les arbres inclinés.
    La plupart des arbres, autour de moi, étaient couverts de mousse. Certaines branches largement palmées en portaient des couches si larges et si épaisses qu'imbibées d'eau, elles devaient peser au moins cinquante kilos chacune. Au-desuus de ces lits de mousse poussaient des fougères, des herbes et même des arbustes, qui formaient de magnifiques jardins suspendus, et le spectacle était saisissant, de ces arbres anciens qui tenaient comme dans leurs bras des centaines de leurs propres enfants, nourris par la pluie, la rosée et les feuillages en décomposition. Les branches sur lesquelles reposent ces lits de sol moussu deviennent plates et irrégulières comme des racines usées par le temps ou des andouilles de cerfs, et finissent tôt ou tard par mourir. Lorsque l'arbre tout entier a ainsi péri, il semble alors se tenir sur la tête, les racines vers le ciel. On pouvait en observer un exemple frappant près de notre camp, et je le fis d'ailleurs remarquer au missionnaire.
    — Venez, monsieur Young, m'écriai-je.? Voici quelque chose d'extraordinaire, l'arbre le plus incroyable que vous ayez jamais vu. Il se tient la tête en bas !
    — Est-il possible, répondit-il étonné, qu'un arbre ait été arraché par les racines, transporté dans les airs, et soit retombé la tête la première pour s'enfoncer dans le sol ? C'est sûrement l'œuvre d'une tornade.
    Dans la soirée, les chasseurs ramenèrent un daim. Ils en avaient vu quatre autres et, tout en bavardant autour du feu de camp, ils nous apprirent que le daim abondait sur toutes les grandes îles et le long des côtes continentales, alors qu'on en trouvait peu dans l'arrière-pays, à cause des loups qui les traquaient : leur seul refuge, en fait, c'était l'eau. Les Indiens, ajoutèrent-ils, les chassaient sur les îles avec des chiens dressés qui les rabattaient hors des bois, tandis que les chasseurs attendaient allongés dans leurs canoës sur leurs passages habituels. Les castors et les ours noirs abondaient également sur cette grande île. Je vis seulement quelques oiseaux : des corbeaux, des geais et des roitelets. Les canards, les mouettes, les aigles chauves et les geais sont de toute évidence les oiseaux les plus communs dans cette région. Un vol de cygnes passa, en poussant leur cri saissssant, presque humain, qui impressionnait encore plus dans le grand silence blanc. Les Indiens nous dirent que les oies, les cygnes, les grues et les autres oiseaux, organisés en groupes pendant leur longue migration, criaient pour s'encourager mutuellement à maintenir leur rythme et leur coup d'aile, à la manière dont les hommes rament enselmble, ou marchent au pas cadencé.
    Le dix-huit octobre fut mi-ensoleillé, mi-pluvieux, avec des averses de neige fondue, mais nous avançâmes assez facilement au milieu des îles innombrables, en admirant les effets changeants du temps sur le paysage détrempé. Lorsque nous débarquâmes pour déjeuner, je découvris dans les bois, non loin, de beaux spécimens de cèdres et de bouleaux ainsi que de petits taillis de pommiers sauvages. Un sapin-ciguë, abbatu par les Indiens pour son écorce comestible, mesurait seulement cinquante centimètres de diamètre au pied, quarante mètres de haut et devait avoir cent cinquante ans au moment où il fut coupé. Ses cent premiers anneaux mesuraient à peine dix centimètres au total, dont on pouvait déduire que pendant un siècle, il avait poussé à l'ombre d'arbres plus grands, et qu'à l'âge de cent ans, il avait seulement atteint la taille d'un jeune arbre. Sur le tronc moussu d'un viel épicéa couché, long de trente mètres, poussaient des milliers d'arbrisseaux. J'en dénombrai sept cents sur une longueur de deux mètres cinquante, tant ce climat était favorable à la repousse des graines — et tant les arbres suivaient pleinement les directives de la Nature qui les pousse à se reproduire pour repeupler la terre. Il n'est donc pas étonnant que ces îles soient recouvertes d'épaisses forêts : les arbres poussent sur les roches et les troncs aussi bien que sur le sol fertile. La surface se recouvre tout d'abord d'une épaisseur de mousse dans laquelle germent les graines ; puis les racines entrelacées forment une motte, les feuilles mortes recouvrent très vite leurs pieds, si bien que les jeunes arbres, plantés très serrés, se servent mutuellement de tuteur, tandis que le sol s'épaissit et s'enrichit d'année en année.
    Ce soir-là, j'appréciai particulièrement les anecdotes que les Indiens racontèrent autour du feu de camp, décrivant leurs anciennes coutumes, l'éducation que leur donnaient leurs parents avant l'arrivée des hommes blancs, leur religion, leurs idées sur l'Autre Monde, les étoiles, les plantes, le comportement et le langage des animaux, leur façon de subsister et de vivre. Notre conversation fut à un moment interrompue par les hurlements d'un loup, de l'autre côté du détroit, et Kadachan demanda au pasteur, qui en fut déconcerté, si les loups avaient une âme. Les Indiens sont persuadés qu'ils en ont une, et fondent leur croyance sur le fait que ce sont des créatures douées de raison, qui savent attraper le phoque et le saumon en nageant avec ruse pour les surprendre, la tête dissimulée derrière une touffe d'herbe prise à pleine gueule, qui chassent le daim en bandes, et qui mettent bas leur progéniture toujours à la même époque de l'année. Je leur demandai pourquoi, avec des ennemis aussi rusés, tous les daims et tous les cerfs n'avaient pas déjà disparu. Kadachan répliqua que les loups savaient bien que s'ils les extrerminaient tous, cela supprimerait leur principal moyen de subsistance. Il ajouta que les loups étaient plus nombreux sur les grandes îles que sur le continent, et que les chasseurs en avaient peur, aussi ne s'aventuraient-ils jamais seuls dans les bois, car les grands loups gris et noirs, affamés ou non, attaquaient l'homme. Ils nous apprirent aussi que le chasseur indien, lorsqu'il est attaqué, grimpe à un arbre ou bien s'adosse à un tronc ou à un rocher car les loups n'attaquent jamais de face. Ce sont les loups, dirent-ils, qui sont les maîtres des bois et non les ours, puisqu'ils n'hésitent poas à les attaquer —  sauf les gloutons, car, selon John, " les loups et les gloutons sont frères dans le péché et aussi malfaisants et rusés les uns que les autres ".
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John Muir / Voyages en Alaska (extrait)