« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE CHEMIN DE SAINT-JACQUES

 

 

 

 

 

I

 

Juan marchait avec deux tambours le long de l'Escaut — le sien, en bandoulière sur la hanche gauche; sur l'épaule celui qu'il avait gagné aux cartes —, lorsque son attention fut attirée par un navire qui venait d'amarrer des gumènes aux bittes. Comme la pluie fine de ce crépuscule tintait doucement sur la peau du tambour mal abritée par le bord du chapeau, tout devait lui sembler un peu embrumé  de même que l'était son cerveau par l'eau-de-vie et la bière du cantinier ami dont la charrette fumait par tous ses fourneaux, un peu plus bas, près de l'église luthérienne que l'on avait transformée en écurie. Cependant une telle tristesse s'exhalait de ce bateau, que la brume des canaux semblait jaillir de ses flancs, telle une haleine de malemort. Ses voiles étaient rapiécées avec de vieilles toiles aux couleurs rouillées; ses cordages étaient chevelus, moussues ses vergues, et des flancs non carénés pendaient des haillons d'algues mortes.

Ci et là une conque marine évoquait une étoile, une rose grise, une monnaie de plâtre, dans cette végétation de mers différentes, qui venait de pourrir, brune et vert foncé, au contact d'eaux glacées endormies entre de sombres murs. Les marins semblaient exténués, avec leurs pommettes saillantes, leurs yeux battus, leurs bouches édentées, comme des gens atteints du scorbut. Ils venaient de lâcher les cordes d'une felouque qui les avait trainés jusqu'au quai, avec des gestes qui n'exprimaient même pas la satisfaction de voir s'allumer les lumières des tavernes. Le vaisseau et les hommes semblaient enveloppés dans un même remords, comme s'ils avaient blasphémé le Saint Nom dans quelque tempête, et ceux qui à présent enroulaient des cordages et amenaient les voiles le faisaient avec l'air dégoûté de gens condamnés à ne plus mettre pied à terre. Mais tout à coup s'ouvrit une écoutille et ce fut alors comme si le soleil avait éclairé le crépuscule d'Anvers. Tirés des pénombres d'un entrepont, apparurent des orangers nains, tout incendiés de fruits, plantés en des demi-tonneaux qui formèrent bientôt une avenue embaumée sur le pont. A la vue de ces arbres garnis d'oranges aux somptueuses couleurs, le soir pour Juan se transfigura et une odeur de sucs, de poivre, de cannelle, lui fit, ébahi, poser à terre le tambour qu'il portait à l'épaule, pour s'y asseoir à califourchon. C'était donc vrai ce qu'on disait des amours du duc et des somptuaires caprices de sa maîlresse, toujours avide des présents que seul un Albe, par pur caprice, pouvait faire apporter des îles aux Epices, des royaumes des Indes ou du sultanat d'Ormuz. Ces orangers, si petits et si chargés, avaient poussé sans nul doute dans quelque jardin de Maures convertis, car nul ne les surpassait pour faire des prodiges avec les plantes, avant de défier tempêtes et vaisseaux ennemis, pour venir orner quelque galerie des glaces dans le palais de celle qui fardait sa peau de Flamande avec la plus fine poudre de corail du Levant. C'est que, lorsque certaines femmes demandaient des présents, en cette époque de si fréquentes traversées et de nouveautés, les fards réputés fameux au long des siècles ne leur suffisaient plus et elles voulaient en outre les nouveautés du Danemark, les baumes de Moscovie, les essences de fleurs nouvelles; s'il s'agissait d'oiseaux, elles désiraient le perroquet des Indes qui disait des insolences, et quant aux chiens, elles ne se contentaient plus du roquet affectueux, mais réclamaient des caniches à l'aspect de griffons, ou des animaux assez laineux pour pouvoir les tondre de manière à ce qu'ils eussent une crinière barbaresque où accrocher des rubans de couleurs. Ainsi, quand l'eau-de-vie du cantinier zamoran montait à la tête des soldats, il y en avait toujours un à la langue bien pendue pour affirmer que si le duc restait si longtemps à Anvers, prenant des quartiers d'hiver qui s'étaient prolongés au delà du printemps, c'était qu'il ne pouvait se résoudre à cesser d'écouter une voix dont le son, par-dessus le manche du luth, était semblable à celui des sirènes dont parlaient les anciens. « Des sirènes ? » avait crié quelques instants plus tôt la jeune laveuse de vaisselle, grande buveuse d'alcool devant l'Eternel, qui depuis Naples traînait la savate derrière la troupe.

 « Des sirènes ? Dites plutôt que deux tétons tirent mieux que deux charretons! » Juan n'avait pas entendu le reste, dans le tumulte de soldats qui s'écartaient de la voiture du cantinier sans payer ce qu'ils avaient mangé et bu de crainte que quelque serviteur du duc passât par là et dénonçât ce bon mot. Mais à présent, devant ces orangers qui étaient portés à terre, sous la surveillance d'un enseigne arrivé depuis peu, les paroles de la fille lui revenaient, soulignées par un trait épais d'évidence. Voici que des charrettes bâchées de l'intendance venaient charger les arbres nains. L'estomac creusé par le désir soudain de manger une potée de tripes ou de ronger un pied de bœuf, Juan remonta sur son épaule le tambour gagné aux cartes. A cet instant il remarqua que, par le pont d'une gumène, descendait à terre un rat énorme, à la queue pelée, qui semblait boursouflé et pustuleux. Le soldat saisit une pierre de sa main restée libre, la balançant pour mieux atteindre le but. Le rat s'était arrêté en arrivant au quai, comme un étranger qui, débarquant dans une ville inconnue, se demande où sont les maisons. En sentant rebondir un caillou qui maintenant passait par-dessus son dos avant de s'enfoncer dans l'eau du canal, le rat se mit à courir vers la maison des prédicateurs brûlés, où se tenait le magasin au fourrage. Sans plus y penser, Juan s'en revint à la voiture du cantinier zamoran. Là, pour faire prendre la mouche à la laveuse de vaisselle, les soldats de la compagnie reprenaient en chœur des couplets qui traitaient les filles de son village de pucelles au rabais et de maquerelles qui faisaient porter des cornes à leurs amants. Mais, sur ce, passèrent les chariots chargés d'orangers nains, et il se fit un silence soudain, rompu seulement par un grognement de la souillon et le hennissement d'un étalon qui retentit dans la nef des luthériens comme le rire même de Belzébuth.

 

 

II

 

 

    On crut au début que c'était un mal de bubes  ce qui n'avait rien d'extraordinaire chez des gens venus d'Italie. Mais, quand apparurent des fièvres n'étaient pas des fièvres tierces et que cinq soldats de la compagnie furent emportés dans des vomissements de sang, Juan commença à avoir peur. A tout instant il se palpait les ganglions où d'habitude enfle l'humeur du mal français, s'attendant à les trouver comme chapelet de noix. Et bien que le chirurgien hésitât à prononcer le nom d'une maladie qu'on ne voyait pas en Flandres depuis longtemps à cause de l'humidité de l'air, ses équipées dans le royaume de Naples lui faisaient pressentir que c'était la peste, et des plus mauvaises. Il apprît bientôt que tous les marins du bateau aux orangers nains gisaient sur leurs grabats, maudissant l'heure où ils avaient pu respirer l'air de Las Palmas, où le mal, apporté par des captifs rachetés d'Alger, terrassait les gens dans les rues, comme foudroyés. Et, comme si la peau du fléau eût été peu de chose, la partie de la ville où se logeait la compagnie s'était emplie de rats. Juan se souvenait, comme d'un animal de mauvais augure, de ce rat infect et à la queue pelée que sa pierre avait manqué d'un empan et qui devait être comme le porte-drapeau, le pasteur hérétique, de la horde qui courait dans les patios, se faufilait dans les magasins et faisaient un sort à tous les fromages sur cette rive du fleuve. Le logeur du soldat, poissonnier à l'aspect de luthérien, se désespérait chaque matin de trouver ses harengs à moitié dévorés, quelque raie avec la queue en moins et la lamproie réduite au squelette, quand un animal immonde n'était pas noyé, panse en l'air, dans le vivier des anguilles. Il fallait être crabe ou clovisse pour résister à la fringale de ces rats couverts de plaies et de purulences, venus Dieu sait de quelle Île aux Epices, qui allaient jusqu'à ronger les courroies des cuirasses et le cuir des harnais  et même profanaient les hosties non consacrées de l'aumônier de la compagnie. Lorsqu'un air froid, descendu des pâturages détrempés, faisait grelotter le soldat sous les ardoises de la mansarde qui lui servait de logement, il se laissait tomber sur son lit de sangle en geignant, disant que sa poitrine était en feu, que ses bubons lui faisaient mal, et que la mort lui serait un juste châtiment parce qu'il avait abandonné l'enseignement des chants destinés à la gloire de Notre-Seigneur pour devenir tambour de régiment et ce n'était pas précisément art de chanter des motets, ni science du quadrivium, mais musique de zambombas, tambourins et sifflets de châtreurs de porcs, telle que la jouaient, en n'importe quelle joyeuse Fête-Dieu, les garçons de son village. Mais, avec une peau de tambour et deux baguettes, on pouvait courir le monde, du royaume de Naples aux Flandres, en marquant le rythme de la marche, près du trompette et du fifre de buis. Et, comme Juan ne se sentait pas une âme de prêtre ni de chantre, il avait préféré, au probable honneur d'entrer un jour dans la classe de maître Ciruelo à Alcala, suivre le premier capitaine recruteur qui lui avait mis dans la main trois réaux d'argent à trente-quatre maravédis, en lui promettant moult réjouissances, femmes, vins et cartes dans la profession militaire. Maintenant qu'il avait vu le monde, il comprenait la vanité des désirs qui avaient coûté tant de larmes à sa sainte mère. Il ne luî avait servi de rien de sonner la charge dans le feu de trois batailles, en défiant le tonnerre des bombardes, si la mort était là, dans ce galetas dont les fenêtres aux vitres vertes se coloraient si tristement aux lueurs des torches de la ronde, au son du tambour voilé si mal frappé par ces Flamands au sang de houblon qui n'arrivaient jamats à trouver parfaitement le rythme. A dire vrai, Juan avait gémi sur sa poitrine en feu et ses bubons enflés pour que Dieu, pris de pitié pour cet homme qui se croyait malade, ne lui envoyât pas réellement la maladie. Mais tout à coup un froid horrible s'emparait de son corps. Sans enlever ses bottes il se coucha sur le lit de sangle, se couvrit d'une couverture et mit par-dessus un édredon. Ce n'était pas toutefois une couverture ni un édredon, mais toutes les couvertures de la compagnie, tous les édredons d'Anvers qui lui auraient été nécessaires en ce moment, pour que son corps fiévreux trouvât la chaleur que le roi Salomon en sa vieillesse avait cherchée auprès du corps d'une pucelle. En le voyant trembler de la sorte, le poissonnier, attiré par les gémissements, avait reculé avec épouvante et descendu les escaliers pleins de rats en criant que le mal était dans la maison, et que c'était châtiment de catholiques pour tant de crimes de simonie et de trafics de bulles. Juan aperçut dans un brouillard le visage du chirurgien qui tâtait ses aines sous le ceinturon dégrafé, et puis, ce fut soudain dans un étrange roulement de caisses — très rythmé, et cependant tenu en sourdine l'arrivée prodigieuse du due d'Albe.

Il était seul, sans suite, vêtu de noir, avec la golille si serrée au cou, la barbe grisonnante en avant, que sa tête aurait pu être prise pour celle d'un décapité, portée en guise de présent sur un plat de marbre blanc. Juan fit un terrible effort pour se lever du lit, se mettre debout comme il convenait à un soldat, mais le visiteur sauta par-dessus l'édredon qui le couvrait et alla s'asseoir de l'autre côté, sur un tabouret de sparte, où il y avait plusieurs flacons d'argile. Les flacons ne tombèrent ni ne se brisèrent, mais une odeur de genièvre se répandit dans la pièce comme aromates brûlés dans une synagogue. Au dehors résonnaient des trompettes confuses, mêlées en un grand désordre, désaccordées, comme si leurs notes eussent grelotté à cause du même froid qui faisait claquer les dents du malade. Le duc d'Albe, sans défroncer un sourcil à brûler des luthériens, prit trois oranges qui gonflaient la taille de son pourpoint, et se mit à jouer avec elles à la façon des saltimbanques, les passant de l'une à l'autre main par-dessus sa coiffure à la romaine, avec une surprenante agilité. Juan voulut faire quelque éloge de son habileté dans un art qu'on ne lui connaissait pas, l'appelant en passant Lion d'Espagne, Hercule d'Italie et Fléau de la France, mais les mots ne sortaient pas de ses lèvres. Tout à coup une pluie violente tambourina sur les ardoises du toit. La fenêtre qui donnait sur la rue s'ouvrit sous la poussée d'une rafale, la lampe s'éteignit. Et Juan vit sortir le due d'Albe dans le vent, le corps si allongé qu'il serpenta tel un ruban de satin quand il franchit le bord du seuil, suivi des oranges qui avaient à présent des entonnoirs en guise de chapeaux, et riaient par les rides de leurs peaux d'où émergeaient des pattes de grenouilles. Devant la mansarde, passait en volant, du patio à la rue, montée sur le manche d'un luth, une dame, les seins hors du décolleté, la basquine relevée et les fesses nues sous les baleines du garde-infant. Une rafale qui fit trembler la maison finit par emporter ces gens terrifiants, et Juan, à demi évanoui de terreur, cherchant l'air pur à la fenêtre, remarqua que le ciel était dégagé et serein. La voie lactée, pour la première fois depuis l'été précédent, blanchissait le firmament.

— Le chemin de Saint-Jacques! dit en gémissant le soldat, qui tomba à genoux devant son épée enfoncée sur le plancher, dont la poignée dessinait le signe de la croix.

 

 

III

 

 

    Le pèlerin chemine sur les routes de France, ses mains maigres accroché au bourdon, exhibant la pèlerine sanctifiée par de belles coquilles cousues sur la fourrure et la gourde pleine seulement de l'eau des ruisseaux. Sa barbe pend maintenant entre les bords tombants de son étrange chapeau et s'effrange l'étamine de son habit sur la pieuse misère de sandales qui ont foulé le sol de Paris sans s'attarder sur les dalles des tavernes ni s'écarter de la voie droite de Saint-Jacques, si ce n'est pour admirer de loin la sainte maison des moines de Cluny. Juan dort à l'endroit où la nuit le surprend, convié dans plus d'une demeure par la dévotion des bonnes gens, mais quand il entend parler d'un couvent proche il hâte un peu le pas, afin d'arriver au son de l'angelus et demander asile au frère lai dont le visage apparaît au dessus de la herse. Après avoir donné sa coquille à baiser il s'installe à l'abri des arcades de l'hostellerie, où ses os maltraités par la maladie et les pluies précoces qui ont fouetté son dos depuis les Flandres jusqu'à la Seine ne trouvent pour tout repos que de durs bancs de pierre. Le lendemain il s'en va avec l'aube, impatient d'arriver au moins au col de Roncevaux, où il lui semble que son corps sera moins fourbu car il se trouvera parmi des gens faits du même bois que lui. A Tours se joignent à lui deux pèlerins d'Allemagne, avec qui il parle par signes. A l'hôpital Saint-Hilaire de Poitiers le voici avec vingt autres pèlerins, et c'est à présent toute une bande qui poursuit sa route vers les Landes, en laissant derrière elle des champs de chaumes avant de trouver la maturité des vignobles. Ici, c'est encore l'été, bien qu'on s'acquitte des tâches de l'automne. Le soleil s'attarde sur les cimes des pins, qui deviennent de plus en plus denses, et, entre un raisin qu'on attrape au passage et les haltes de midi qui traînent toujours plus en longueur car les herbes embaument et fraîches sont les ombres, les pèlerins se mettent à chanter. Les Français parlent dans leurs couplets des bonnes choses auxquelles ils renoncèrent pour accomplir leurs voeux à Saint-Jacques; les Allemands grasseyent un latin tudesque où l'on comprend à peine Herru Sanctiagu ! Got Sanctiagu ! Quant aux Flamands, mieux accordés, ils entonnent un hymne que Juan nuance déjà de contrechants de son invention: « Soldat du Christ — par de saintes prières — tu nous défends tous — contre le sort contraire ! »

    Et ainsi, marchant lentement, en file de plus de quatre-vingts pèlerins, on arrive à Bayonne, où il y a un bon hôpital pour s'épucer, coudre aux sandales de nouvelles courroies, s'ôter fraternellement les poux, et demander quelque remède pour les yeux chassieux et enflammés, chez un grand nombre, à cause de la poussière du chemin. Les patios de l'édifice fourmillent de misères; il y a là des gens qui grattent leur gale, exhibent leurs moignons et nettoient leurs plaies avec de l'eau de la citerne. L'un est affligé d'écrouelles que n'a pas même guéries le contact du roi de France, tel autre s'assied à califourchon sur un banc pour se délasser de la gêne que lui causent des parties si enflées qu'elles ressemblent aux testicules du géant Adamastor. Juan le pèlerin est du petit nombre qui ne demande aucun remède. La sueur qui a encrassé si fort sa bure, alors qu'il marchait au soleil au milieu des vignes, a soulagé son corps de ses humeurs malsaines. Puis ses poumons humèrent avec gratitude le baume des pins et certaines brises qui apportaient parfois l'odeur de la mer. Et quand il prend la première douche, à l'aide de seaux d'eau tirés du puits sanctifié par la soif de tant de pèlerins, il se sent si revigoré et joyeux qu'il va vider un pot de vin sur les bords de l'Adour, espérant bien qu'il y a dispense pour qui court le danger de prendre froid après avoir mouillé sa tête et ses bras pour la première fois depuis plusieurs semaines. Lorsqu'il retourne à l'hôpital, ce n'est pas de l'eau claire qui alourdit sa gourde, mais du gros rouge bien fort, et pour le boire il s'adosse à un pilier du porche. Dans le ciel se dessine toujours le chemin de Saint-Jacques. Mais Juan, dont les libations ont rendu l'âme plus légère, ne voit plus à présent le Champ Etoilé comme la nuit où la peste lui était apparue, lui apportant l'annonce terrifiante du châtiment pour ses nombreux péchés. Il avait fait à temps la promesse d'aller baiser la chaîne avec laquelle le Grand Apôtre avait été emprisonné à Jérusalem. Mais à présent, reposé, un peu lavé, moins pouilleux et quelques verres dans le nez, il se met à se demander si la fièvre qui le brûlait était l'effet de la peste, et si son ancienne vision diabolique n'était pas le résultat de la fièvre. Le gémissement d'un vieillard qui gît à côté, la moitié du visage rongée par un chancre, lui rappelle à l'instant que les voeux sont des voeux et, fourrant sa tête dans les pans de sa pèlerine, il se réjouit de penser qu'il arrivera sain de corps là où d'autres prosterneront leurs plaies et leurs croûtes, après avoir franchi, incertains encore du divin secours, l'arceau de la Porte Francine. La santé recouvrée lui remet en mémoire, agréablement, les filles d'Anvers, aux chairs abondantes, qui appréciaient les maigres Espagnols, poilus comme des boucs, et les asseyaient sur leur ample giron, avant les ébats intimes, pour dénouer leurs cuirasses avec des bras si blancs qu'on eût dit pâte d'amande. Maintenant, c'est du vin pur que portera le pèlerin dans la gourde qui pend aux clous de son bourdon.

 

 

IV

 

 

La route de France jette soudain le pèlerin dans le tohu-bohu d'une foire sur laquelle il tombe brusquement à l'entrée de Burgos. Sa volonté d'aller tout droit à la cathédrale s'amollit quand il sent la fumée des beignets, l'odeur des grillades, les tripes au persil, la sauce au piment, que l'invite à goûter, généreusement, une vieille édentée, dont l'échoppe est accotée à une porte monumentale, flanquée par des tours massives. Après les ragoûts il y a le vin des outres transportées sur des bourricots, meilleur marché que celui des tavernes. Et puis on se laisse entrainer par le tourbillon des badauds, qui vont du géant au danseur de corde, de celui qui vend des vers de mirliton en feuilles volantes à celui qui montre, en des tableaux bariolés, la terrifiante aventure de la femme engrossée par le diable, laquelle mit au monde une tripotée de pourceaux à Alhucemas. Là quelqu'un promet d'arracher les dents sans douleur, en donnant au patient un drap rouge pour qu'on ne voie pas couler son sang, avec un aide qui bat la grosse caisse à coups de maillet pour qu'on n'entende pas les cris; plus loin on offre des savons de Bologne, un onguent pour les engelures, des racines pour soulager les douleurs, du sang de dragon. Et c'est le fracas habituel, avec la friture des beignets, les fausses notes des chalumeaux, un chien en pourpoint et bonnet, qui vient demander l'aumône pour le pauvre estropié en marchant sur deux pattes, comme un homme. Fatigué de se voir ballotté en tous sens, Juan le pèlerin s'arrête à présent devant les aveugles assis sur un banc, qui achèvent de chanter la prodigieuse histoire de la Harpie Américaine, terreur du crocodile et du lion, qui avait sa demeure puante dans de vastes cordillères et des déserts enchevêtrés:

 

    Pour une somme importante 

Un Européen l'acheta, 

Avec elle vint en Europe; 

A Malte la débarqua, 

De là s'en fut au pays grec, 

Et puis à Constantinople, 

Parcourant la Thrace entière. 

Là commença à ne vouloir 

Accepter de nourriture 

Si bien qu'après quelques semaines 

Mourut rageant et rugissant.

 

Chœur:

Cette fin eut la Harpie

    Monstre horrible de nature,

    Plaise à Dieu que tous les monstres

    Expirent dès leur naissance.

 

Afin de ne pas donner d'aumône, ceux qui écoutaient au second rang se faufilent promptement, en riant des aveugles qui déchargent leur courroux sur l'engeance des ladres; mais d'autres aveugles les empêchent de passer, un peu plus loin, près de l'endroit où l'on représente, en un retable de marionnettes, l'aventure des Maures qui entrèrent à Cuenca déguisés en moutons. Echappant à la Harpie Américaine, Juan se voit transporté au pays de cocagne, dont on avait des nouvelles depuis que Pizarre avait conquis le royaume du Pérou. Ici les chanteurs ont la voix moins éraillée et, tandis que l'un d'eux offre des prières pour les femmes stériles, le chef des autres, aveugle de haute taille, coiffé d'un chapeau noir, tâtonne sur sa guitare avec des ongles très longs, achevant la romance: .

 

Chaque maison a un jardin 

D'or et d'argent construit 

Qui abonde, c'est prodigieux, 

En richesses et en douceurs. 

Il y a aux quatre coins 

Quatre cyprès élevés : 

Le premier plein de perdrix, 

Le deuxième de dindons, 

Le troisième abonde en lapins 

Et en chapons le quatrième. 

Il y a un bassin constellé 

Soit de doublons de huit réaux 

Soit de doublons de quatre.

 

Et maintenant, abandonnant l'air de la chanson pour prendre le ton solennel d'un racoleur de conscrits, l'aveugle achève ainsi, d'une voix qui parvient aux quatre coins de la foire, en élevant sa guitare tel un étendard :

 

Haut les coeurs, donc, gentilshommes,

Haut le cceurs, pauvres hidalgos,

Miséreux, bonnes nouvelles,

Etrennes, vous qui souffrez!

Car pour celui qui veut aller

Voir cette nouvelle merveille

Dix navires partent ensemble

De Séville cette année !

 

    Les auditeurs s'esquivent une fois encore, à nouveau injuriés par les chanteurs, et l'on voit Juan poussé à l'extrémité d'une ruelle où un Espagnol hâbleur, revenu des Indes, offre avec de grandes simagrées, comme s'il les avait apportés du Cuzco, deux caïmans bourrés de paille. Sur son épaule est posé un singe et sur sa main gauche un perroquet. Il souffle dans un grand lambis rose et d'une boite rouge sort un esclave noir, tel Lucifer de Mystère médiéval, qui offre des colliers de perles ébréchées, des pierres pour ôter les maux de tête, des ceintures en laine de vigogne, des pendants d'oreille en verroterie et autres bimbeloteries du Potosi. Quand il rit le nègre montre ses dents étrangement effilées et ses joues tailladées, et, saisissant des sonnailles, il se livre à la danse la plus extravagante, tortillant la taille comme si elle s'était séparée du tronc, avec des gestes si effrontés que même la vieille aux tripes s'écarte de ses marmites pour venir le contempler. Mais sur ces entrefaites il se met à pleuvoir, chacun court pour s'abriter sous les avant-toits — le montreur de marionnettes avec ses pantins sous sa cape, les aveugles accrochés à leurs bâtons et l'image de la femme qui a enfanté des pourceaux toute mouillée, et Juan se trouve dans la salle d'une auberge, où l'on joue aux cartes et où l'on boit sec. Le nègre essuie le singe avec un mouchoir, tandis que le perroquet se prépare à faire un somme, posé sur le cercle d'un tonneau. L'Espagnol de retour des Indes demande du vin et commence à conter des sornettes au pèlerin. Mais Juan, prévenu comme tout un chacun contre les menteries de ses compatriotes d'outre-mer, se dit à présent que certaines chimères ont été reconnues vraies. La Harpie Américaine, monstre horrifiant, est morte à Constantinople, rageant et rugissant. Le pays de cocagne avait été bel et bien découvert, avec ses bassins remplis de doublons, par un heureux capitaine du nom de Longores de Sentlam y de Gorgas. Ni l'or du Pérou ni l'argent du Potosi n'étaient mensonges de voyageurs espagnols. Pas plus que les fers à cheval en or, cloués par Gonzalo Pizarro aux sabots de ses chevaux. Les comptables des flottes du roi le savaient bien, quand les galions rentraient à Séville, bourrés de trésors. Rendu pompette par le vin, l'Espagnol des Indes parle ensuite de prodiges moins notoires: d'une source d'eaux miraculeuses, où les vieillards les plus courbés et estropiés ne faisaient qu'entrer et, lorsqu'ils sortaient la tête de l'eau, on la voyait couverte de cheveux brillants, tandis que leurs rides avaient disparu, qu'ils avaient recouvré la santé, que leurs os n'étaient plus gourds et qu'ils se sentaient assez vigoureux pour engrosser une armée d'Amazones. Il parlait de l'ambre de la Floride, des statues de géants vues par l'autre Pizarre à Puerto Viejo, et des têtes de mort trouvées aux Indes, avec des dents de trois doigts d'épaisseur et une seule oreille au milieu de la nuque. Il y avait en outre une cité, sceur de celle du pays de cocagne, où tout était en or, même les plats des barbiers, les casseroles et les bassines, les bandages des roues des carrosses, les lampes à huile. « Il n'y en aurait pas plus, même si les habitants étaient alchimistes 1» s'écrie le pèlerin stupéfait. Mais l'Espagnol demande encore du vin et explique que 1'or des Indes a mis fin aux élucubrations de ceux qui poursuivaient le Grand Œuvre. Le mercure hermétique, l'élixir divin, la grosse lunaire, la calamine et le laiton sont abandonnés désormais par tous ceux qui étudient Morielfo, Raymond et Alvicenne, devant l'arrivée de tant et de tant de vaisseaux chargés d'or en barres, ou en poudre, de vases, de pierres, de statues, de joyaux d'or. La transmutation n'a plus d'objet là où l'on peut se passer du travail en fourneau pour obtenir du meilleur or, dans les limites de l'habileté d'un brave Extrémègne, debout dans une pièce de grandeur moyenne.

La nuit est tombée lorsque l'Espagnol des Indes va dans sa chambre, la langue pâteuse pour avoir ingurgité tant de vin, et que le nègre monte, avec le singe et le perroquet, au pailler de l'écurie. Le pèlerin, éméché lui aussi, zigzaguant de part et d'autre de son bourdon, et parfois tournant autour de lui, finit par déboucher sur une ruelle des faubourgs, où une fllle l'accueille dans son lit jusqu'au lendemain, moyennant l'autorisation de baiser les saintes coquilles qui commencent à se découdre de sa pèlerine. Les nombreux nuages qui planent sur la ville cachent, cette nuit-là, le chemin de Saint-Jacques.

Alejo Carpentier
Traduit de l'espagnol par René L, F. Durand.