« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

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Et cela s'incline avec une dévotion hypocrite,
ou cela se gonfle avec outrecuidance

Heine.

 

 

 

« Bonjour, monsieur.

Comment va madame votre grand-mère ?

Et l'usine ? Arrivez-vous à trouver les matières premières ?

Avez-vous obtenu des ouvriers militaires ?

En êtes-vous content ?

Ils filent doux, hein, maintenant !

Plus d'inspection du travail, plus de question de salaires,

     plus de grèves !

Et s'ils rouspètent qu'on les renvoie au front !

Avez-vous des nouvelle de monsieur votre beau-frère ?

Ne trouve-t-il pas le temps trop long, si loin des siens ?

Est-il en bonne santé, et pas trop exposé ? »

 

Ainsi me parlent ces gens !

Ces bonnes gens, qui, lorsque j'avais les tempes

     mieux garnies

Les yeux plus clairs, le cœur moins essoufflé,

Défendaient à leur fils de me parler.

 

Moi, j'en souffrais. On est bête à cet âge.

Sous la lumière colchique des bougies Jablochkov,

Eux trouvaient des danseuses au bal des Femmes

     de France.

Des filles de juge, d'officier, d'avocat, d'avoué.

Pour dégourdir mes jambes il fallait me rabattre

Sur Clothilde, la fille blonde du professeur de

     gymnastique.

Une excentrique qui mettait des gratte-culs dans

     ses cheveux.

Et le souper, j'allais le prendre à la brasserie

     du Centre.

Avec le gros van Pohr, le fils du ferblantier.

 

D'avoir bu trop souvent trop de bocks

Van Pohr est mort.

Clothilde est grand-mère.

La place du Beffroi, malgré les obus est toujours

     la même.

« Bonjour, monsieur, me disent-ils devant le

     café-glacier,

Avec ses quatre-vingt-neuf ans,

Madame votre grand-mère est, ma foi, bien allante ;

Toujours bonne, toujours aimable comme son frère.

Et vos neveux, les voilà maintenant capitaines !

Toujours dans le Nord ? Toujours vaillants.

Et pas trop exposés ?

Cher monsieur, quand venez-vous, chez nous,

     prendre le thé ? »

 

Innocents ! Ils croient que j'oublie !

Parce que, vers ce pays béat, une guerre me ramène

comme un gibier chassé revient à son lancé ;

Parce qu'au milieu d'eux, j'ai appris à dire :

Mon cher président, mon cher directeur ;

Qu'aux blagues des représentants je sais m'esclaffer

Et fais queue, dans les antichambres,

Des acheteurs des grands magasins ;

 

Que je sais serrer un prix de revient,

Glisser dans un marché des clauses ambiguës,

Dicter un courrier, lire un inventaire,

Et même, jeter sur le pavé un pauvre hère ;

 

Parce que, maintenant, je sais que de l'or,

De l'or, il y en a plein le monde,

Et que ça appartient aux gens raisonnables

Qui couchent tous les soirs avec leurs épouses,

Et, de temps en temps, avec la bonne aussi ;

 

Parce que je suis gras d'être assis,

Que mes gestes sont lourds sur mes mollets

     maigres,

Que j'ai le front ridé de petits soucis,

Le teint jaune, les pommettes bouffies, les lèvres

     pâles,

Et des pochons sous les yeux,

Iks croient que j'oublie.

 

« Bonjour, monsieur, me disent-ils,

Rue des Beaux-Arts devant la caserne des pompiers.

Mon frère le général est à peu près remis de

     sa blessure.

Il doit venir passer un jour ou deux ici.

Vous nous ferez, j'espère, le plaisir de dîner chez nous

     avec lui. »

 

Imbéciles !

Parce que mes yeux sourient,

Ma nuque approuve,

Et ma bouche ne leur jette pas de crachats,

Ils croient que je suis de leur monde,

De leur bande…

Ils croient que j'oublie

Et Clothilde,

Et le gros van Pohr, le fils du ferblantier.

André Spire / Poèmes juifs
Photo : André Spire vers 1930 © Henri Martinie / Roger-Viollet.