« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L'ÉQUILIBRISTE


    

La première fois que je rencontrai l'homme à tête de cheval, je n'avais aucun sucre sur moi.

 

     C'était en hiver. Je marchais sur une route de campagne. Je faisais souvent ce genre de promenade, toujours au même endroit. La terre comme le ciel est inusable. Toujours du neuf, toujours une surprise à espérer. Les fossés étaient recouverts par une croûte de glace. J'y jetais de temps à autre une pierre. J'aimais voir la glace se fendre sans se rompre. Les pierres s'y incrustaient comme des diamants pris dans une toile d'araignée. Je passais mon temps ainsi, la tête penchée sur les pierres, sur la glace et sur le ciel qui se reflétait dans la glace.

 

     Du temps, j'en avais : les assurances où j'avais travaillé vingt-trois ans venaient de me licencier. j'étais trop vieux pour reprendre un emploi. Personne ne m'avait dt une chose comme ça. Il suffisait que je me la dise à moi-même : vingt-trois ans, c'est beaucoup. Il est temps d'envisager autre chose, tu ne vas quand-même pas passer ta vie à travailler, ce ne serait pas sérieux.

 

     Lancer des pierres dans les fossés et capturer ce que j'appelais « les papillons de Dieu » — une belle tache de soleil sur un mur — voilà qui était autrement plus sérieux, accordé à mon humeur de ces jours.

 

     En fait de « papillons de Dieu », je n'avais ce jour-là attrapé qu'un méchant rhume — et puis cet homme à tête de cheval.

 

     Il marchait au fond du pré, lourd et pensif. Je n'osai pas le déranger. Je m'apprêtais à continuer mon chemin quand le bruit de mes pas sur le sol gelé attira son attention. Il accourut au trot vers la barrière en bois, haute de cinquante centimètres. Il portait un jean noir et une chemise blanche. sa crinière ondulait joliment sur sa nuque quand il inclinait la tête. ses yeux étaient larges et sombres comme deux prunes détachées de l'arbre. L'amitié vient par de toutes petites choses. Je me suis pris d'amitié pour l'homme à tête de cheval en découvrant la nuit mauve de ses yeux calmes.

 

     Je suis heureux de vous voir, ai-je dit au solitaire dans son pré. J'allais vous dire la même chose, m'a-t-il répondu en secouant sa crinière au vent. Et nous avons ri ensemble de notre amitié naissante. Plus exactement, j'ai ri et il a henni. Il était déjà bien tard. Je n'avais que du tabac dans mes poches. Je lui dit que je reviendrais demain avec quelques morceaux de sucre. Il sourit. C'est comme vous voulez. Vous savez où me trouver : je ne quitte jamais ce pré. Et pour le sucre, laissez tomber : je ne l'aime pas. Je ne goûte que les pommes.

 

     Le lendemain il était là, le même, à quelques détails près. Il avait changé de chemise et de jean. Il a plu cette nuit, me dit-il. Je n'aime pas porter des vêtements mouillés.

 

     Ce jour-là comme les suivants, nous restâmes séparés par la barrière. Il faut toujours un peu de distance — un peu d'air, un peu d'absence, un peu de vide ou une barrière en bois haute de cinquante centimètres — pour que quelque chose arrive.

 

     « Alors, toujours pas de travail ? » — telle était la question que me posait à chaque rencontre mon nouvel ami. « Toujours pas ou plutôt : plus jamais » — telle était ma réponse. Ensuite nous reprenions la conversation là où nous l'avions interrompue la veille. Deux sujets revenaient souvent : la poésie et le cirque. deux manières de tutoyer les étoiles, me dit l'homme à tête de cheval.

 

     Avant de séjourner dans ce pré, je travaillais dans un cirque. j'avais un numéro d'équilibriste avec une amie, une femme à tête de jument. Tous les soirs, nous faisions une petite promenade sur un câble, à sept mètres au-dessus du sol. mon amie partait d'un bout du câble, moi de l'autre. Nous devions nous rencontrer au milieu, nous embrasser, puis regagner nos perchoirs, en marchant cette fois sur les mains. dix ans sans une chute. Puis quelque chose est arrivé. Une chose minuscule au début. Mon amie s'est plainte d'une douleur dans le dos. elle apensé consulter un médecin mais tout a été trop vite. Deux bosses sont apparues qui sont devenues deux ailes en une nuit. Les spectateurs ont apprécié ce qu'ils croyaient être un raffinement de mise en scène. Les enfants surtout étaient en joie. pour eux, rien d'impossible. Un corps de jeune femme, une tête de jument, deux ailes bleues entre les épaules, rien ne les choque. Il y avait un trou dans le chapiteau : la veille, un orage avait tourmenté la toile. Des grêlons l'avaient déchirée. par le trou un peu de vent passait. rien d'ennuyeux, la représentation n'avait pas été annulée. Nous avons commencé notre numéro. Quand nous avons parcouru, elle et moi, notre moitié de câble, nous nous sommes embrassés comme d'habitude, un peu plus fort que d'habitude peut-être, puis mon amie a battu des ailes et, en une seconde, elle s'est envolée par le trou dans la toile. Les applaudissements ont duré une heure. Je ne l'ai jamais revue.

 

     Arrivé à ce point de la conversation, mon ami à tête de cheval regarda par-dessus mon épaule gauche, comme s'il se passait soudain dans le ciel quelque chose de passionnant. Je me retournai. Il n'y avait rien. Il en profita pour s'éloigner une minute au fond du pré. quand il revint vers la barrière, je pouvais voir un océan dans chacun de ses yeux. Je fis semblant de ne rien remarquer.

 

     Après l'envol de mon amie, je fus incapable de tenir sur le câble. En la perdant, j'avais perdu ma légèreté. Vous comprenez, c'était un jeu d'enfant que de marcher à sept mètres au-dessus du sol, puisque c'était pour la rejoindre. Pour la joie de m'approcher d'elle, j'aurais accompli des prodiges. Je remontais plusieurs fois de suite sur le câble, mais c'était pour tomber au bout de trois pas. Le directeur du cirque me proposa de transformer le numéro en changeant de costume. Prenez l'habit du clown, me dit-il. Ainsi vos chutes ne seront plus des maladresses mais des gags. Il n'avait pas tort. Il avait même parfaitement raison : les vrais artistes trouvent leur force dans ce qui les accable. D'un empêchement à vivre ils font une grâce. J'essayai. Mes chutes étaient trop réelles. Je sortais de scène couvert de bleus et je ne faisais rire personne. Il me fallut quitter le cirque, retrouver un travail.

 

     J'ai occupé à peu près tous les emplois possibles pour un homme de mon espèce. Le plus agréable, sans conteste, a été homme de ménage dans une petite école. Les enfants grimpaient sur mes épaules à la récréation. Nous faisions le tour de la cour plusieurs fois, au galop.

 

     La fatigue est venue et, avec elle, une minuscule retraite. Je suis entré dans ce pré. Je ne sors plus. au début je lisais. Nuit et jour. Cela m'est passé. Je ne voudrais pas être trop injuste avec les livres. Je leur dois de belles heures. Ils viennent, ne l'oublions pas, des arbres. Parfois ils s'en souviennent : certaines phrases de certains livres bruissent comme les feuilles de l'acacia. Mais j'attends tellement plus. Ne me demandez pas ce que j'attends ainsi. Je ne saurais pas vous répondre. Ce qui est sûr, c'est que toute la sagesse écrite du monde ne peut rien pour moi : j'attends quelque chose de plus grand que ce qui peut s'écrire. Mais je vois que le ciel se couvre. Vous devriez rentrer. Les pommes que vous m'avez amenées aujourd'hui étaient exquises. vous les achetez au marché ?

 

     Le temps passait. la crinière de mon ami à tête de cheval blanchissait et je devenais plus sensible au vent du nord. À la conversation sur les livres s'ajoutaient quelques propos sur la meilleure manière de soigner les rhumatismes. Nous étions d'accord : il n'y a pas de meilleure manière. Le corps est comme une barque. dans l'enfance elle est légère, un rêve d'embarcation, un voilier de papier blanc. Avec le temps, le papier prend prend l'eau et la barque s'enfonce. vivez en bonne entente avec vos rhumatismes me conseillait l'homme à tête de cheval : ils prouvent que vous êtes bien sur terre, vivant. Rien ne doit nous empêcher de parler et de chercher en parlant. rien ne doit gâcher le plaisir de nos rencontres.

 

     C'était mardi, je crois. Je ne l'avais jamais vu aussi radieux. J'ai trouvé, me dit-il. J'ai trouvé ce que j'attendais — enfin, pas tout à fait, mais j'ai trouvé un mot pour le dire. vous ne devinerez jamais. J'essaie pourtant : Dieu ? La mort ? L'amour ? Pas du tout, répliqua-t-il. Vous cherchez du côté du plus grand. C'est une erreur sans doute inévitable. Moi-même je l'ai commise jusqu'à ce matin. C'est tellement plus simple : j'attends le printemps.

 

     Je dus avoir l'air stupide. Il me précisa sa réponse.  Sa parole se précipitait. Je la rapporte ici le plus fidèlement possible. C'était une parole sans folie malgré les apparences. Je le sais. J'ai déjà vu des fous. Ils peuvent être calmes ou en colère, bavards ou taciturnes. Ils ont tous en commun une tristesse noire. La parole que j'entendais ce jour-là était pleine de lumière et de gaité.

 

     Ce que j'appelle le printemps, me dit-il, n'est pas affaire de climat ou de saison. Certes, je ne suis pas insensible à la résurrection du mois de mai, à cette candeur nouvelle de l'air qui rend le cœur si rouge et les filles si moqueuses. Mais on peut toujours objecter que cette résurrection sera bientôt suivie par un nouvel hiver, un goutte-à-goutte de la mort froide. Les saisons rondes, bégayantes. Ce que j'appelle le printemps brise ce cercle-là, comme tous les autres. Cela peut surgir au plus noir de l'année. C'est même une de ses caractéristiques : quelque chose qui peut venir à tout moment pour interrompre, briser — et au bout du compte, délivrer.

 

     J'avais apporté un panier de pommes à mon ami à tête de cheval. Pas des Golden, trop fades. Des petites grises, cabossées, juteuses à souhait. Il en croqua une avant de poursuivre.

 

     Je vois votre étonnement. Je vois que vous ne me comprenez pas. Je vous rassure : le printemps n'est rien de compréhensible — c'est même ce qui lui permet de tenir dans trois fois rien — un bruit, un silence, un rire. tenez, à propos de rire : à l'école où je travaillais, il y avait une petite fille dont la mère était morte dans un incendie. J'aimais regarder son visage pendant les récréations. dans ses yeux il y avait un peu de gravité et beaucoup de rires. elle n'avait connu sa mère que quatre ans et ces quatre ans avaient été, à l'évidence, plus gorgés d'amour que quatre siècles. Telle était ma pensée devant ce visage : la mère, de son vivant, a versé une coupe de champagne dans l'âme de son enfant — d'où le pétillement dans les yeux de la petite fille. Cette pensée que j'avais alors était une pensée printanière. Il n'y a rien à en conclure. Le printemps se moque de conclure. Il ouvre et ne termine jamais. Il est dans sa nature d'être sans fin.

 

     Ce que j'appelle le printemps ne va pas sans déchirure. C'est une chose douce et brutale. Nous ne devrions pas être surpris de mélange. Si nous le sommes, c'est que la vie nous rend distraits. Nous ne faisons pas attention. si nous regardions bien, si nous regardions calmement, nous serions effrayés par la souveraineté de la moindre pâquerette : elle est là, toute bête, toute jaune. Pour être là, elle a dû traverser des morts et des déserts. Pour être là, toute menue, elle a dû livrer des guerres sans pitié. Ce que j'appelle le printemps est une chose du même ordre, une chose qui brille comme une pâquerette ou comme un lutteur couvert de sueur. Rien de tranquille ni de gagné d'avance.

 

     Il croqua deux pomme supplémentaires, les dernières du panier.

 

     Un autre signe du printemps, de ce que j'appelle ainsi, est que, lorsqu'il arrive, nous ne nous y retrouvons plus. Nous devenons des gens comment dit-on, déjà : déplacés. Imaginez un invité qui, sans prévenir, avant que vous ayez eu le temps de choisir pour lui, s'installe sur votre chaise préférée. Tout le monde a chez soi une chaise préférée. Sur le coup vous ressentez un léger désagrément. et puis très vite la fraîcheur vient. Presque rien n'a changé et ce presque rien change tout. Vous prenez une autre chaise que celle habituelle, vous avez devant vous un autre paysage, vous êtes bien toujours chez vous, oui, mais vous y êtes de la plus belle façon : de passage. Nous nous accoutumons trop vite à ce que nous avons. dieu merci, le printemps vient parfois remettre du désordre dans tout ça, nous découvrons que nous n'avons jamais rien eu à nous et cette découverte est la chose la plus joyeuse que je connaisse.

 

     Il se tut, replia ses oreilles en arrière comme sous l'effet d'une contrariété. Je lui demandai s'il ressentait toujours cet élancement entre les deux épaules dont il s'était plaint la veille. pas du tout, me dit-il : c'est passé. Ça devait être un coup de froid.

 

     Je voudrais nuancer mon propos sur les livres : s'ils ne comblent pas mon attente, ils l'apaisent et ils la fortifient. Lisez ceci que j'ai recopié pour vous cette nuit. Quand j'ai découvert ce poème, j'ai eu le souffle coupé. La beauté m'a toujours fait cet effet-là. C'est même ainsi que j'imagine ma mort : une chose, un jour, viendra à ma rencontre. Cette chose sera si pure que je ne saurai plus quoi en penser, plus quoi en dire et que j'en aurai le souffle coupé, définitivement. Ne vous inquiétez pas : je vis depuis toujours dans le sentiment de ma disparition prochaine et c'est un sentiment heureux. Il simplifie et libère. Mais lisez plutôt. L'auteur de ce poème est anglais. Il s'appelle William Blake. Il a vécu au siècle des Lumières. Il était violent et naïf. Son poème ne parle pas du printemps et pourtant rien n'en est plus proche :

 

                Les sourires qu'on a souris

                ne sont qu'un unique sourire

                entre le berceau et la tombe

                on ne les sourit qu'une fois

                mais fût-il une fois souri

                c'est la fin de toute misère

 

     Je pris le poème

des mains de mon ami. Pour lire un roman, il faut deux ou trois heures. Pour lire un poème, il faut une vie entière. Je lus. J'étais loin d'avoir une parfaite intelligence de ce texte, mais il n'est pas indispensable de tout comprendre d'une chose pour l'accueillir entièrement. Il me sembla que pendant ma lecture beaucoup de nuages roulèrent dans le ciel, beaucoup d'étoiles apparurent et disparurent, plusieurs jours et plusieurs nuits passèrent. Quand je relevai la tête de ma feuille, mon ami n'était plus là. Je l'appelai, je le cherchai partout, en vain. Le pré était vide. Je devinai que c'en était fini de nos entretiens et que je ne le reverrai plus.

 

     J'allai au marché. J'achetai une pomme. Je mis un temps fou pour la choisir. Elle était petite, grise, talée et pleine de sucs. Je la mangeai lentement. C'était ma façon de dire adieu à mon ami. « Adieu » est un mot que la vie, bonne nourrice, nous apprend à mâcher lentement.

 

     De l'homme à tête de cheval, je ne gardais que peu de choses. Un poème anglais et quelques touffes de crin accrochés à la barrière. Il me restait aussi ses paroles et leur gaité contenue. Je rentrai chez moi pour les noter. J'y rentrai non sans mal : depuis quelque temps ma maison flottait à trente centimètres au-dessus du sol. Elle tournait avec le vent, je n'avais jamais la même image à ma fenêtre.

 

     Mais ceci est une autre histoire que je raconterai un autre jour.

Christian Bobin / La présence pure et autres textes