« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Me rendant de tel point à tel autre


 

 

Me rendant de tel point à tel autre dans l'un des exercices

de mon emploi qui veut parfois que je trimbale des paquets,

malgré l'embarras je ne choisis que très rarement la ligne droite

et je me trouve donc ce soir au bord de la butte de Chaillot.

Plus bas je m'arrêterai deux minutes devant le buste du poète

pour lui murmurer quelques strophes de son Cimetière Marin.

On l'a exilée cette belle tête compacte et sans mémoire

non loin d'une humble imitation de cascade sous des lauriers.

Là mon crâne à son tour médite : le sort, la gloire, la paix.

Dans les buissons persistants noirs les forsythias éclatent

mais ils s'élancent d'autant plus fort qu'ils semblent désemparés.

Car après la douceur de mars approchent les âpres Pâques

avec ces froissements sur le marbre où un luit ciel de fer.

Le soleil n'est plus guère qu'un mince comprimé d'aspirine

en train de se dissoudre dans le brouillard, et tous les monuments

qu'on découvre au sud de la ville depuis cette esplanade —

Invalides, Saint-Sulpice, les Tours, Notre-Dame, Panthéon —

paraissent recroquevillés, frappés d'une lâche incertitude,

prêts à se confondre parmi les ruines grelottantes des maisons.

Moi-même un peu confit dans le froid au milieu de la plate-forme

(où les mains dans le dos, désinvolte et plein d'alacrité

évolue un vieillard expert en patins à roulettes),

je vérifie de nouveau le mystère de sa consécration

laïque mais théurgique aux vents qui font croître l'espace

comme ils élevaient l'âme de nos grands aèdes républicains.

Alors que je m'éloigne des jardins, de légers flocons de neige

viennent fondre sur le nez de Valery, composant un poème

avec ce bronze et les fleurs roses d'un cerisier du Japon.

Jacques Réda / Les Ruines de Paris