« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le grand amour


 

 

     Je ne pense pas que Blaise ait jamais été ce que Tallemant des Réaux  appelle, à propos du Vert­ Galant, un grand abatteur de  bois, c'est-à-dire un homme assidu aux exercices sportifs de l'amour. Faire des enfants, vers les vingt-cinq ans, n'est somme toute qu'un mince travail conjugal, et n'est pas la preuve d'une ardeur constante dans les joutes de l'alcôve.

     Il nous a bien donné dans sa biographie imaginaire quelques esquisses de femmes qui l'auraient favorisé, mais on ne peut pas plus se fier à ces confidences qu'à l'étalage abusif du véritable séducteur qu'était Casanova.

     Dans ses amourettes de Saint-Pétersbourg, qu'il s'agisse d'Hélène ou de Bella, autre jeune fille russe, nous voyons Blaise se contenter de lettres peu brû­lantes qui  hésitent même à aller jusqu'au  tutoie­ment, qui reflètent une  timidité de jeune garçon — mais il a près de vingt ans — et qui nous montrent à l'évidence qu'il n'a obtenu de ces dulcinées que des serrements de mains et peut-être quelques furtifs baisers.

     Avec Féla c'est la ferveur d'un vigénaire qui découvre enfin l'enivrement des caresses, et une ardeur charnelle lorsqu'il en est privé quand elle émigre à New York; et s'il la rejoint là-has, ce n'est que pour l'y trouver  presque étrangère, n'y res­ter que quelques mois, et quitter seul l'Amérique « comme il y est arrivé, le cœur plein d'un amour impossible». (Hic hœc hoc — Papiers posthumes.)

     Je ne sais, bien-sûr, s'il a pu profiter de son prestige de légionnaire pendant ses quatorze mois de servitude militaire, mais il ne s'en est trouvé libéré que deux fois, et la première pour épouser Féla revenue enfin partager sa dure existence. Il a passé, somme toute, la plus grande partie de ces quatorze mois au front, d'où les présences féminines étaient rigoureusement exclues. L'armée en guerre est une sorte de moutier où les moinillons ne peuvent compter que sur les amitiés particulières, déviations que Blaise a toujours réprouvées, sans tenir compte de ce qu'elles ont de congénital ou d'impulsif.

     En fait, pendant les années 1913 à 1916, premières de notre intimité, je ne lui ai connu qu'une seule maîtresse; et l'on peut dire que les garçons de la vingtaine, entre amis surtout, ne mettent guère de discrétion dans leurs passades. Il a eu cette charmante fille et a vécu avec elle — qu'était  devenue Féla? — entre 1915 et  1916. C'était une fort jolie Picarde de dix-huit à vingt ans, que je lui avais présentée et qui n'en était pas à sa première aventure amoureuse. Elle s'appelait Gaby S... Je puis bien, ici, donner au moins son vrai prénom car ce serait aujourd'hui une vieille  femme, quelque soixante-dix ans, si elle a l'infortune de vivre encore à cet  âge, auquel cas elle ne saura jamais rien de ma révélation sans importance, ayant depuis de longues années émigré en Inde, je ne sais où, avec un  époux du Rajasthan ou de Mysore.

     Un minois de chatte, le corps élégant, un peu androgyne, elle gagnait ses croûtes en posant pour les peintres de Montparnasse, notamment dans l'ate­lier d'Angel Zarraga, ce Mexicain de Paris qu'Apolli­naire surnommait l'Ange du cubisme, et qui a illustré d'images aztèques l'édition originale de  Profond aujourd'hui  (1917).

     Blaise a vécu chez elle et de son travail à elle pen­dant quelques mois. Je ne me soucie pas des esprits malfaisants qui pourraient l'accuser d'avoir vécu au crochet d'une femme, comme ils disent. Elle se faisait une joie de  lui  permettre de  travailler à son œuvre sans soucis pécuniaires; et après tout, tant d'hommes vivent aujourd'hui, légalement, du labeur de leur femme, ou s'en font un supplément de recettes, qu'il serait difficile de reprocher à un poète impécunieux de l'avoir fait pendant moins d'une année.

     Il y avait chez lui, surtout dans ses débuts littéraires, une sorte de misogynie. Il est à remarquer que dans ses premières œuvres, jusqu'à L'Or inclus, il n'y a pas une femme, car on ne peut considérer comme telle la  petite Jehanne-de-France du Trans­sibérien, laquelle n'est qu'un symbole de la nostalgie de Paris : Dis-moi, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?

     Cette absence féminine était-elle un hasard ou volontaire? Nous allons le voir.

     Je lui  disais, un  jour, peu après la  publication de L'Or  :

     — Figure-toi que, l'autre soir, après avoir relu ton bouquin, j'ai eu la curiosité de retrouver dans le Tour du Monde de 1862  les quelques pages où  tu m'as dit que tu avais déniché de précieux renseigne­ments sur les prospecteurs du Sacramento. A ma surprise, j'ai découvert la  merveilleuse histoire  de deux femmes... attends...  j'en ai copié les noms... les voilà... Jeanne d'Arc et Marie Pantalon, qui ont vécu sans dommages ni  violence au milieu de ces gaillards privés de femelles...

     — Tu  peux croire que je ne les ai pas oubliées...

     — Je m'en doute... Avec ta mémoire d'éléphant...

     Mais je me suis demandé pourquoi diable tu ne t'étais pas servi de cette émouvante histoire.

     — Ce que tu peux être ballot! Comment voulais-tu que j'introduise deux femmes dans cette aventure de pionniers ?

     — Ballot si tu veux, mais il y avait là des éléments d'énergie féminine, de tendresse quasi maternelle, d'abnégation, est-ce que je sais?

     — Tu as raison, mais je m'en fous! Je n' avais pas à fourrer deux femelles dans ce ramassis de brutes en quête de fric... Ça va pour les putains!

     De fait, à part la Mireille des Confessions de Dan Yack, laquelle a quelque chose de l'ingénuité et de la réserve de Raymone, presque toutes les femmes de ses romans sont des créatures hors série, travaillées par une nymphomanie excessive, voire criminelle, à croire que leur créateur abhorrait le sexe entier, animosité d'autant plus étonnante qu'une heureuse rencontre avait, depuis 1917, complètement modifié sa vie sentimentale.

 

     Je me suis arrêté pendant plusieurs jours devant un obstacle que m' opposent à la fois la discrétion et l'affection. J'ai toujours eu ce dernier sentiment pour Raymone, avec quelque chose de paternel, et le dévouement qu'elle a montré pour Blaise pendant sa longue maladie me l'a rendue encore plus chère. Ce n' est pas  ma faute si, depuis la mort de Blaise, je ne l'ai revue que rarement. Nos destinées ne suivent plus le même chemin, et peut-être craignons-nous, elle et moi, d'évoquer dans nos rencontres l'image de celui  que nous avons perdu.

     Cependant, ce grand amour que  lui a voué  Blaise pendant quarante-trois ans, et jusqu'à son trépas, a eu de telles conséquences dans l'esprit de ses œuvres que je laisserais dans ce livre une lacune considérable si je ne  m'attachais pas à les montrer, dussé-je aller jusqu'à une sorte de dissection. Ray­mone, qui est toute franchise et laisser-aller dans ses propos — les qualités que je préfère en elle — m'en excusera certainement. Ce livre entier est l'expression de ma fidèle amitié, pour elle presque autant que pour lui, mais je fausserais complètement mon enquête psychologique, qui se doit d'être sincère, si je ne cherchais pas à en démonter les rouages infi­niment complexes. Je n'y suis  pas arrivé du premier coup. Rien n'est plus difficile que de se diriger dans un dédale aussi compliqué, encore plus lorsqu'il s'agit d'un homme enclin à s'envelopper de mystère.

     C'est dans la seconde moitié, je crois, de l'année 1917 que Blaise a fait la connaissance de Ray­mone, mais il ne se montrait guère avec elle, et ce n'est que par hasard que j'ai rencontré le couple à Nice, en juillet 18. Raymone, jusque-là, n'avait guère foulé les planches instables du théâtre. Elle est redevable de ses premiers succès de comédienne à notre ami commun Pierre Bertin, le grand acteur indépen­dant et lettré qui continue à triompher sur les scènes parisiennes.

     Après l'armistice de novembre18, il avait invité Blaise à déjeuner dans un petit restau­rant de Montparnasse. Celui-ci s'y est présenté en compagnie de Raymone. Bertin avait été chargé par un duc de Trévise — sans doute un descendant du maréchal d'Empire, Édouard Mortier — qui s'oc­cupait du Théâtre aux Armées, d'organiser une tour­née dans l'Est. Il engageait aussitôt Raymone, «vierge de vitrail», m'a-t-il écrit, pour jouer avec lui des extraits de la Passion et de la Farce du Cuvier, et des scènes de Molière, Musset, Marivaux. Seule­ment le duc, féru de noblesse, ne trouvait pas assez blasonné le seul nom de Raymone, et comme celle-ci, d'état civil, s'appelait Duchateau, les programmes lui attribuaient le nom de Raymone du Château. N'étant pas plus riche que les autres artistes de la tournée, elle se couvrait, cet hiver de victoire, d'une vieille pelisse qui  perdait ses poils, ce qui  n'empêchait pas les Poilus, qui  n'en avaient que trop, de lui  faire fête. Il va de soi que Blaise, encore moins argenté, ne l'accompagnait pas dans cette tournée alsacienne.

     Qu'était-ce au juste que Raymone lors de cette rencontre? Une très jeune  comédienne non sans talent mais sans renom, qui s'employait à des  rôles secondaires dans ces tournées de province dont les acteurs, sauf la vedette, sont si mal payés qu'ils en sont réduits aux plus ingénieuses économies. L'une de ces victimes — ce n'est pas Raymone — m'a avoué qu'elle avait plusieurs fois formé un ménage transitoire avec un camarade de la troupe, afin de n'avoir à payer qu'une seule chambre d'hôtel.

     Il est bien difficile, lorsqu'on a connu la pauvreté et ses aléas, de ne pas garder quelque chose de cet esprit d'épargne, d'autant plus que Blaise, à ses débuts, tirait par la queue un diable récalcitrant, et n'a cessé dans la suite d'être fort dépensier. Régir le ménage de ce poète insoucieux de l'argent ne devait pas être une besogne de tout repos. Pour elle le moindre grain de mil avait son importance nutritive et valait d'être mis en réserve.

     Je pourrais à ce sujet raconter des anecdotes assez pittoresques, mais cela pourrait sembler galéjades. Tu te souviens tout de même, Raymone, de notre baignade, en 18, dans les eaux profondes de la petite baie d'Èze où, bien qu'excellente nageuse, tu refusais de plonger, après moi, d'un îlot de roche,  parce que tu avais emporté dans ton bonnet de bain tes quelques bijoux de pacotille, ton  trésor! Ce n'est pas à moi de lui reprocher cet attachement à un aussi mince pécule. Celui qui n'a  pas connu  des années de mouise ne peut  savoir ce que peut être la crainte de perdre ses petites économies.

     Jolie? presque toutes les jeunes femmes le sont, et leur beauté est une  question d'appréciation personnelle. Elle l'était pour Blaise et pour moi. Il y avait de la séduction dans sa voix, le débit un peu enfantin, ce qui peut charmer un homme très masculin. Le corps mince et sans maigreur avait quelque chose d'un adolescent, à ce point que Blaise se plaisait à l'habiller en homme — chose exceptionnelle en ce temps-là — en  jeune  garçon breton, ce qui lui  allait à merveille.

     De l'esprit? sans aucun doute une de ces jeunes actrices qui savent compenser par une oreille atten­tive leur peu de culture, leur goût des  commérages de coulisses, leurs petits racontars mondains. Au contact quasi permanent  de Blaise elle ne pouvait, malgré son indolence naturelle, que s'enrichir le cervelet, acquérir des reflets de  connaissances  auxquelles elle n'avait guère pensé avant lui. Elle aurait pu devenir une pédante; elle s'en est bien gardée. Si André Gide a qualifié les femmes d'emmerdeuses, c'est probablement que,  bien pourvu de gitons, il n'avait connu que des précieuses plus ou moins ridicules. Raymone n'a jamais rien perdu de ses qualités natives : sa spontanéité, sa sincérité, un certain abandon qui la portait à des  confidences imprudentes, comme nous le verrons bientôt, et sa docilité de bonne fille, devaient séduire un personnage aussi humain que Blaise.

     Quoi qu'il en soit, on peut dire que son amour pour Raymone a été non seulement le plus passionné et le plus profond mais même le seul de sa  longue existence. Les lettres un peu emphatiques qu'il  écri­vait à sa première femme,  dont on a publié une  version que je veux croire authentique, n'expriment qu'une ferveur juvénile dont la littérature n'est pas absente. C'est, je l'ai dit, le fait de  jeunes écrivains qui  mêlent à l'ardeur de leur passion celle de leur stylo. N'ayant pas encore trouvé, à cet âge, sa véri­table expression littéraire, on déverse son trop-plein de fécondité dans des  missives que  l'on veut brû­lantes, le thème étant, somme toute, le plus beau du monde. Il n'y a de vrai amour que dans la tendresse et non dans des éjaculations épistolaires. On finit par comprendre qu'un simple «Je t'aime» écrit sur un bout de papier en dit plus que de grandes pages d'un lyrisme déchaîné.

     Cet amour de Blaise pour Raymone était d'une nature si extraordinaire qu'on pourrait le croire unique dans l'histoire des Lettres. Il ne l'était pas, je le montrerai plus loin, mais il était d'un tel carac­tère d'intimité que j'hésiterais à en parler si Raymone elle-même, dans l'abandon de ses confidences, ne l'avait révélé à bien d'autres qu'à moi, à deux de mes femmes, à des amis communs, et même à l'un des biographes de Blaise, qui s'est contenté d'une allusion transparente.

     Ayant entrepris d'en mesurer les conséquences dans l'œuvre de Cendrars, je n'ai pas les mêmes raisons d'être discret, pas plus que ne l'ont été les biographes de Swift, de Chateaubriand, de Remy de Gourmont ni, à l'inverse, de Victor Hugo, de Sainte­ Beuve, etc.

     C'est que cette union a été, pendant plus de quarante ans et d'un bout à  l'autre, ce qu'il est convenu d'appeler un mariage blanc, c'est-à-dire sans aucun contact charnel. Il s'agit donc d'un amour qui va bien au-delà des relations sexuelles, non pas dans un empyrée platonicien — le Phèdre et le Banquet n'ont jamais exclu les caresses ni même le rapproche­ment des corps — mais dans l'humain et le quotidien, ce qui confine à la religiosité.

     L'histoire des Lettres,  je l'ai dit, nous offre plu­sieurs cas semblables, dont le plus célèbre est celui de Jonathan Swift, l'auteur de Gulliver, avec qui Cendrars avait tant de conformités dans l'esprit, et auquel il vouait une telle  admiration qu'il m'en par­lait sans cesse, jusqu'à m'offrir sa très rare  biographie par  Walter Scott. Ce doyen de Saint-Patrick, aimé à la fois par   deux femmes,  Stella et Vanessa, n'a jamais sacrifié à Vénus — selon la formule consacrée — ni avec l'une ni avec l'autre, bien qu'il eût épousé la première, mais avec la réserve de vivre séparément et de ne se voir qu'en société. Il n'en exprimait pas moins à chacune d'elles et simultanément un amour qui allait bien au-delà de l'amitié mais qui n'en avait que les formes affectueuses, ce qui  ne l'empêchait pas de leur écrire des lettres parfois enflammées. Il n'en souffrira pas moins lorsque l'une et l'autre de ses jeunes victimes mourront de la peine de ne lui avoir jamais appartenu tout entières; et il ne connaîtra plus, après elles, que l'amère misogynie qui  apparaît tant de fois dans ses œuvres.

     Il n'y avait certainement pas, chez Cendrars, inca­pacité physique. Un homme d'une telle virilité créatrice ne peut pas être même soupçonné d'impuissance. Fêla et les enfants qu'elle lui a donnés ne laissent aucun doute là-dessus. Raymone non plus n'était pas privée de cet instinct qui entraîne la plupart des femmes vers la jouissance. Il nous faut donc chercher ailleurs la raison ou la cause de cette abstinence entre deux êtres qui se sont aimés avec une telle piété et une telle constance.

     J'ai connu plusieurs femmes qui avaient pour Blaise la  plus chaude amitié mêlée à une admiration tant pour l'homme que pour son œuvre, et bien que certaines d'entre elles ne fussent guère avares  de leurs charmes, toutes, sans exception, m'ont avoué, avec plus ou moins de liberté dans les termes, que pour rien au monde elles ne partageraient son lit, ni ne consentiraient même à le baiser sur la bouche, comme je ne sais plus quelle dauphine de France l'a  fait à son poète favori, Alain  Chartier.

     Ni son amputation ni son âge n'y étaient poux rien. Aucune disgrâce physique n'empêche une femme de se donner à un homme. J'ai fréquenté dans le Beauvaisis un couple profondément uni, la femme d'une beauté raphaélienne, d'une jeunesse alerte et rieuse, épouse légitime, même   religieusement, d'un homme-tronc, né tel, je dis bien, sans bras ni jambes, installé en permanence, sauf la nuit, dans un fauteuil devant sa table, avec des livres qu'il attirait vers lui et dont il tournait les pages à l'aide d'une longue baguette d'ivoire à court crochet qu'il tenait entre ses dents. Elle lui  avait même  fait trois  enfants, à se demander comment elle avait pu s'y prendre, tous  trois  entiers et  presque aussi beaux que  leur mère. Mais ce fragment d'homme avait tant d'esprit, de connaissances, de philosophie sereine, que je suis allé le revoir plusieurs fois  pour m'entretenir  avec cette   tête et ce cinquième de corps.

     Une femme pouvait penser que Blaise était laid. Pour nous autres hommes il avait, au contraire, la beauté des statues romanes, l'ébauche maladroite d'un sculpteur génial, comme il en est à Moissac et à Autun. Mais un homme laid peut avoir autant et même plus d'attrait  qu'un bellâtre, et pas seule­ ment par ses vertus et son talent. Le duc de Richelieu était petit et mal fait, ce qui ne l'a pas empêché de chiper au roi presque toutes ses maitresses. Ce n'était donc pas le visage de Blaise, à gros nez, lippe, yeux mi-clos, joues barrées d'une sorte de sillon vertical, qui repoussait ses tendres amies, mais un je-ne-sais quoi d'inanalysable, comme il en est souvent des sentiments féminins, en tout cas un obstacle charnel qu'elles ne pouvaient franchir.

     Y avait-il de cela chez Raymone? Avec sa saine franchise et son mépris  des hypocrisies rituelles, elle en a parfois laissé percevoir quelque chose, un peu plus que des allusions. Elle n'a jamais été régente de ses réactions, et son  naturel, je l'ai dit, la portait à des aveux  irréfléchis. Cela, d'ailleurs, n'enlevait rien au culte presque religieux qu'elle vouait au poète, jusqu'à se faire la  complice de ses fantasmagories : elle était toujours prête à les confirmer, fussent-elles invraisemblables, comme je l'ai montré à propos du grand-père de plus de cent ans; et même dans leur duo d'émission à la radio, devant des millions d'auditeurs. Il est possible qu'elle fût arrivée à y croire autant que  lui...

     Il est certain que Blaise s'est toujours trouvé, auprès des femmes, désavantagé par cette même timidité qui le paralysait déjà dans ses toutes premières amours avec Hélène et Bella. Je l'ai vu deux ou trois fois aux prises avec de jolies filles qui semblaient lui plaire : il ne trouvait d'autre  séduction que de chercher à les éblouir en leur contant ses aventures, en se  plaignant de l'esclavage de l'écri­ture qui le privait maintenant de tous les plaisirs des autres hommes, tous moyens, je n'ai pas besoin de le dire, qui  n'émeuvent en  rien  les  femmes, car ce qu'elles attendent c'est qu'on leur parle  d'elles­ mêmes et de leurs charmes, et pour les obtenir, qu'on y mette un peu  de brusquerie, au moins de l'audace. Il n'avait pas non plus ce prestige donjuanesque qui  éveille la curiosité des femmes. En fait, il n'a jamais pénétré leur âme, il avait même à leur égard un certain dédain, sinon du mépris, chose fréquente chez les hommes qui les connaissent mal.

     Son physique ingrat, sa mutilation, plus tard son âge, engendraient chez lui, en ce qui concerne l'amour, un complexe d'infériorité qui devait le paralyser : je l'ai entendu s'en plaindre. Raymone, au contraire, ne semblait pas s'en apercevoir, en tout cas ne le lui a jamais montré. Rassuré de ce côté, il ne pouvait que s'attacher à une créature angélique qui n'était pour lui que  dévouement et obédience.

     Ce qu'il y a de plus de singulier dans cette union si bien soudée et si longue, c'est qu'elle n'a pas été sans lacunes. Tour à tour Raymone était étroitement mêlée à la vie de Blaise ou s'en effaçait pendant une plus ou moins longue période.  Je les ai connus séparés pendant des mois, et il est ascétiquement seul à Aix-en-Provence pendant les années où il travaille dans sa cuisine de la rue Clemenceau. Comme il me l'a dit lui-même, il n'a plus   qu'une maitresse, et encombrante, sa machine à écrire : Tac! tac! Quel bavardage cliquetant et obsédant!

     Où était Raymone? Que faisait-elle au cours de ses évasions intermittentes ? Engagements de comé­dienne? tournées? passades? Pour ces dernières elle eût été excusable, car enfin, elle était femme. En vérité, je n'en sais rien, et si je le savais, je me garderais bien d'en faire état. Qu'importe après tout! On devrait bien laisser leurs parts respectives au sentiment et aux plaisirs de l'amour. Ils peuvent être conJoints ou aller parallèlement sans se confondre. En dehors de ses absences Raymone a toujours été, dans les quinze dernières années surtout, admirable d'abnégation, soucieuse avant tout d'épargner à son Blaise la moindre inquiétude morale. S'ils ont été quelquefois séparés, elle n'en gardait pas moins pour lui toute sa tendresse et revenait prendre sa place de compagne  attentive avec autant de simplicité qu'elle en avait mis à s'éloigner.

 

     C'est le 27 octobre 1949 que cette union de plus de trente ans déjà devait avoir sa conclusion légale. Bien que Blaise fût séparé de Féla depuis de longues années, celle-ci vivant en Angleterre, il n'avait jamais divorcé, non par fidélité au souvenir mais par négli­gence. Le trépas de la délaissée devait permettre à ce couple constant de s'unir devant le bourgmestre du petit village suisse. Raymone et Blaise n'allaient plus se quitter désormais, et jusqu'à la mort  de Blaise, leur mariage, comme leur union libre, enveloppé dans les mêmes voiles  d'une blancheur imma­culée.

 

     Si je me suis attardé si longuement sur cet étrange amour, ce n'est pas que  j'aie le goût des situations équivoques, ni pour flatter la curiosité malsaine de certains lecteurs, mais parce qu'il me fallait montrer ce que cette abstinence allait provoquer dans au moins deux livres de Cendrars. Une pareille continence, jointe à une aussi forte virilité, devait fatale­ment l'amener à une sorte de  refoulement.

     Cet état pathologique n'a rien de rare, mais il vient généralement d'une  insuffisance de moyens chez les hommes et de la frigidité chez les femmes. J'ai pu l'observer chez un certain nombre de couples de mes relations, où il prenait la forme de perversions plus imaginatives qu'effectives. Mais ce sont là dépravations de  petites gens,  qui  ne valent pas la peine qu'on s'y arrête.

     Le refoulement sexuel a de tout autres effets quand il s'agit de grandes personnalités religieuses ou artistiques. Il est fréquent qu'il aboutisse au mysticisme, comme il en est chez Thérèse d'Avila qui se croyait réellement le cœur transpercé par l'aiguille d'or du divin Epoux, perforation qui prend un tout  autre sens lorsqu'il s'agit des aspirations d 'une vierge; comme il en est aussi des Douze Béguines de Ruysbroeck, qui poussent la pieuse gourmandise jusqu'à rêver d'avoir la bouche remplie de la douce chair de Jésus. On  pourrait en  multi­plier les exemples dans l'ardeur exaltée de certains dévots pour Marie, et  même dans les câlineries musicales d'un Monteverde dans son Vespro della beata Vergine.

     Chez Cendrars, rude prophète de la violence, le refoulement s'exprime avec une âpreté qui va jusqu'à l'exaspération, et se traduit en images brutales, parfois sanglantes. Il le porte, dans son roman Moravagine, à créer un personnage dont le sadisme et la haine de la femme se satisfont en parcourant le monde à la recherche de femelles à éventrer, comme le faisait le fameux Jack, celui de Londres.

     Il va de soi qu'il ne faut pas attribuer à Cendrars lui-même les égarements de son héros, mais dans le choix qu'il en a fait et dans la complaisance qu'il met à nous exposer ses pensées, à nous décrire ses actions criminelles, il faut bien voir une corrélation entre l'auteur et son personnage. Je n'ignore pas non plus que ce livre est en quelque sorte l'apologie du nihilisme, en envisageant la destruction d'un monde dont on commence à se lasser, mais le porte­ parole de ce nouvel évangile n'en est pas moins une manière de dément que domine l'exécration des organes féminins, jusqu'à       son nom qui pourrait aussi bien s'écrire : Mort-aux-vagins.

     Pour lui, l'amour ne serait que l'expression du sadisme et du masochisme qui fermentent dans toutes les femmes, sans exception, car c'est à ça qu'aboutit toute cette immense machinerie de l'amour : à l'absorp­tion et la résorption du mâle. Tout le morceau que je viens de citer, d'une virulence orageuse et d'une coulée de bronze en fusion, se conclut par ces quatre mots :   La femme est maléfique.

     Et voici que l'éventreur se rue à travers un monde que Cendrars évoque avec une profusion d'images incendiaires. Partout Moravagine, promoteur de l'anéantissement universel, exerce sa misogynie enragée, jusqu'à finir par plonger, dans la même crise érotique, son couteau de boucher dans le ventre de ses dix-huit épouses, chez les Indiens Bleus.

     Livre d'un ésotérisme du crime et de l'extermina­tion, que rehaussent plusieurs de ces échappées éblouissantes si nombreuses dans l'œuvre de Cendrars; ici dans son évocation de Moscou, peinture cubiste faite d'interférences lumineuses, et son apolo­gie du machinisme et de son bel optimisme, auquel on croyait encore il y a vingt ans, renié aujourd'hui par  une jeunesse qui  se veut de revenir à la vie primitive. Moravagine est plein de ces pages inoubliables, même quand elles nous plongent dans  un abîme sanglant, à la manière de Lautréamont.

     Il est à remarquer que ce comportement de Cen­drars en face de la femme et de l'amour ne s'exprime que fortuitement et en quelques mots dans ses premières œuvres, jusqu'à L'Or inclus (1925). Lors­ qu'il entreprend l'écriture de Moravagine, il touche à la quarantaine et a déjà derrière soi huit années d'abstinence sexuelle. Il a déversé dans ce livre tout le trop-plein qui débordait de sa fressure. Les deux romans qu'il nous donne après, Le Plan de l'Aiguille et Les Confessions de Dan Yack, ne nous livrent plus que des infiltrations. Il lui faudra trente ans de plus pour en revenir à une semblable source d'inspiration, avec cc qu'il appelait un roman-roman, c'est-à-dire un récit continu, bâti selon les lois du genre : Emmène-moi au bout du monde, le seul livre de lui dont je ne puisse faire l'éloge, où l'érotisme s'exaspère. C'était, il est vrai, le dernier effort d'un écrivain qui ressentait les premiers symptômes du mal qui allait l'emporter. Il s'astreint à cette besogne qui n'était pas faite pour lui. Il y met  plus  de  cinq ans, lui qui n'en a mis que quatre à rédiger les gros volumes de ses confessions. Dans les lettres qu'il m'envoie pendant l'écriture de cet Emmène-moi, il ne esse de se lamenter seul ce « boulot qu'il s'était imposé ». Il m'écrit enfin, le 25 août 1955 :

     J'ai attaqué mon dernier chapitre. Je jure bien de ne jamais recommencer.

     Ce devait être, d'ailleurs, sa dernière création, les quatre qui ont paru ensuite n'étant que des écrits occasionnels, et le tout dernier, en 59, établi avec la collaboration dévouée du cher Nino Franck.

     On me dira peut-être que les écrits érotiques révèlent au moins des appétits charnels et des moyens génitaux prodigues. Ils ne sont pas nécessairement le fait d'une virilité efficace, ils peuvent être celui d'écrivains que leur chasteté naturelle, accidentelle ou volontaire, n'empêchait pas de laisser aller leur plume à des  considérations ou des facéties du genre le plus scabreux. J'y ai déjà fait allusion, mais il est sans doute nécessaire d'évoquer les plus célèbres, en tout premier lieu Rabelais qui n'était pas du tout le moine égrillard que nous propose la  légende mais un érudit accaparé par ses études, au demeurant un profond philosophe qui se voulait aimable et rieur. Après lui Pierre Bayle, si absorbé par  son travail de dix-huit heures par jour que le matin de son mariage il en oublie de  rejoindre à l'autel sa fiancée, mais dont les notes marginales sont par­semées d'anecdotes graveleuses, et qui, à la fin de son admirable dictionnaire — quatre gros  in-folio — entreprend la défense de la libre licence; Swift de qui j'ai montré la totale abstinence à l'égard des deux femmes qu'il aimait, époux et  amant frigide, mais qui, dans le texte intégral de son Gulliver, se complaît à des gaudrioles que les traducteurs français ont cru devoir éliminer; Remy de  Gourmont, réduit à  la  continence par  une sorte de lèpre, qui nous a donné tout un livre où il expose les moindres mani­festations humaines et animales de l'amour phy­sique; Forberg, pudique professeur d'une université allemande, qui  prend soin de nous instruire, dans son Érotologie classique, des plus diverses et précises manières de pratiquer les figures de l'Arétin. Je n'en excepte même pas le marquis de Sade de qui les interminables romans de nymphomane ne sont pas des souvenirs mais les élucubrations d'un onaniste qui dans ses nombreux séjours à la Bastille n'avait rien d'autre à se mettre sous la main.

     En revanche, Victor Hugo, le cousin de cet Hercule qui, selon la légende, défonçait cinquante puce­lages en sept nuits, ne s'est sans doute pas abandonné une seule fois à des écrits pornographiques.

     Après tout, pour des êtres bien constitués, ces divertissements d'alcôve ou de sous-bois,  cela se fait, cela ne s'écrit point.

Albert T' Serstevens / L'homme que fut Blaise Cendrars