« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le lièvre


 

 

C’est par une soirée de mai bleu pâle

sur une route déserte reliant deux villages

atrocement moches que je croisai mon lièvre.

 

Un mâle, une hase ? Lui ou elle

à coup sûr en quête d’herbe. Tributaire

d’une évolution aveugle, pattes postérieures

 

fouettant le talus d’ombellifères,

ce con de lièvre a bondi contre la lune

de mes phares (une lignée centenaire :

 

trop peu pour apprendre à se garder

des bagnoles). Frein, coup de volant.

Le lièvre a esquissé un dernier zigzag

 

désespéré… (putain, lièvre, tu planes

plus haut que ma jugeote, des mètres

au-dessus de l’asphalte à l’éclat de jais ;

 

reflété dans le brillant de ton œil mouillé,

ton terrier refroidi. Et tu tombes,

tu chutes, déguerpis, tu vis)…

 

 

Mais, au passé pas si simple, je le laissai

à son sort, le cul en lambeaux,

à une agonie dont le sens lui échappait,

 

et rentrai sain et sauf. Cependant, lièvre,

tu m’embrouillais.  Étais-tu déjà mort ? Pourquoi

n’avais-je pas fait marche arrière sur

 

les soubresauts muets de ton organisme ?

Emblématique, qui sait. Mais pour peu qu’elles revêtent

une signification — ma lâcheté et ta souffrance,

 

la bosse dans la carrosserie de ma guimbarde —

qu’en est-il de ma protestation ô combien

faible contre le néant cosmique ?

 

Garage glacé noyé de ténèbres.

J’ai allumé : pots de peinture, outils

et meubles de jardin sont nés. Une souris

 

dans un sac poubelle racontait une blague.

J’ai fui à la cuisine ; la maison, instinct

de conservation cynique, a surgi autour de moi.

 

Chien content. Moi de boire jusqu’à ce que

mon cœur déborde : « Que la nuit ne te soit pas

trop noire !  entends-tu la pluie argentine ? »

 

Mais sache, lièvre, qui ne sais qui tu es,

que la somnolence et l’émotivité

ont fait barrage à mes pensées mythiques.

 

La pointe de mon stylo caresse le papier,

tel le museau frémissant d’un mammifère

la peau de la conque vide de ma main.

 

Loup et singe voient le soir encadré dans les fenêtres :

sous les grandioses corps célestes,

les lièvres jouent avec un lien de causalité.

Benno Barnard / Le service du mariage
traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Daniel Cunin