Le lièvre
Par domcorrieras, le lundi 13 janvier 2020 - Poèmes & chansons - lien permanent
C’est par une soirée de mai bleu pâle
sur une route déserte reliant deux villages
atrocement moches que je croisai mon lièvre.
Un mâle, une hase ? Lui ou elle
à coup sûr en quête d’herbe. Tributaire
d’une évolution aveugle, pattes postérieures
fouettant le talus d’ombellifères,
ce con de lièvre a bondi contre la lune
de mes phares (une lignée centenaire :
trop peu pour apprendre à se garder
des bagnoles). Frein, coup de volant.
Le lièvre a esquissé un dernier zigzag
désespéré… (putain, lièvre, tu planes
plus haut que ma jugeote, des mètres
au-dessus de l’asphalte à l’éclat de jais ;
reflété dans le brillant de ton œil mouillé,
ton terrier refroidi. Et tu tombes,
tu chutes, déguerpis, tu vis)…
Mais, au passé pas si simple, je le laissai
à son sort, le cul en lambeaux,
à une agonie dont le sens lui échappait,
et rentrai sain et sauf. Cependant, lièvre,
tu m’embrouillais. Étais-tu déjà mort ? Pourquoi
n’avais-je pas fait marche arrière sur
les soubresauts muets de ton organisme ?
Emblématique, qui sait. Mais pour peu qu’elles revêtent
une signification — ma lâcheté et ta souffrance,
la bosse dans la carrosserie de ma guimbarde —
qu’en est-il de ma protestation ô combien
faible contre le néant cosmique ?
Garage glacé noyé de ténèbres.
J’ai allumé : pots de peinture, outils
et meubles de jardin sont nés. Une souris
dans un sac poubelle racontait une blague.
J’ai fui à la cuisine ; la maison, instinct
de conservation cynique, a surgi autour de moi.
Chien content. Moi de boire jusqu’à ce que
mon cœur déborde : « Que la nuit ne te soit pas
trop noire ! entends-tu la pluie argentine ? »
Mais sache, lièvre, qui ne sais qui tu es,
que la somnolence et l’émotivité
ont fait barrage à mes pensées mythiques.
La pointe de mon stylo caresse le papier,
tel le museau frémissant d’un mammifère
la peau de la conque vide de ma main.
Loup et singe voient le soir encadré dans les fenêtres :
sous les grandioses corps célestes,
les lièvres jouent avec un lien de causalité.
Benno Barnard / Le service du mariage
traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Daniel Cunin