« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Marche du concombre


 

 

J’avais ach’té un beau concombre

Ben gros, ben long, ben vert

et je revenais sans encombre

Du marché de Nevers

 

Comm’ je transpirais sur la route

En portant mon panier

J’m’arrêtai pour casser la croûte

au pied d’un peuplier`

 

V’la que j’déball’ mes p’tites affaires

Mon pain et mon couteau

Et l’bout d’lard que j’avais d’hier

Il était pas ben beau

 

Crénom, que j’dis, si ma patronne

N’était point si rapiat

J’ai là des choses qui sont ren bonnes

Dans mon p’tit panier plat

 

M’en voilà bentôt que j’soulève

L’couvercle de c’t’engin

Rien que d’voir ça j’ai eu la sève

qui m’coulait du groin

 

Pour sûr j’avais l’air d’un gendarme

avec mon grand couteau

Car le concombr’ qui voit cette arme

Il éclate en sanglots

 

Moi, pour vous dire, je trouve ça drôle

De voir ce bestiau pleurer

Mais voilà qu’i prend la parole

Et qu’il me dit pitié

 

Ma belle Suzon, soyez sensible

Et ne m’éventrez point

Car c’est écrit noir dans la Bible

faut pas tuer son prochain

 

J’vous assure que d’être un concombre

C’est un sort très affreux

Y a rien au monde qui soye plus sombre

Et qui soye moins glorieux

 

On finit nos jours sur des tables

Coupés en ch’tis morceaux

salés, poivrés, sort détestable

Pour l’estomac des sots

 

Le drame, ça vient d’not’ e couleur verte

À faire tourner les sangs

C’est point normal, ça déconcerte

Et ça fait impuissant

 

Vraiment, le sort est donc ben bête

Qui nous fait verdir

Moi j’en connais dans des braguettes

Qui n’ont point à pâtir

 

Pourtant, i sont parfois malingres

Ils sont point lourds ni gros

Ils ont la salive un peu pingre

Et la peau sur les os

 

I s’cachent le cul dans la broussaille

Et s’fourrent le nez dans l’noir

Et c’est pas souvent qu’i travaillent

À peine un p’tit peu l’soir

 

Mais c’est ceux-là qu’on les dorlote

Avec des noms d’oiseaux

On les taquine, on les chochotte

On leur bise le museau

 

On les caresse dans tous les sens

Afin d’les fortifier

Et on leur donne des bains d’jouvence

Pour mieux les faire pousser

 

Si i regimbent on les câline

On les caresse encor

Jusqu’à c’qui singent les aubergines

Tant qu’i sont rouges et forts

 

Et là quand i sont ben en forme

On les r’pique dans des trous

Pour qu’i grandiss’ pus haut qu’des ormes

Sans s’fatiguer du tout

 

Alors pendant qu’on tasse la terre

En remuant tout autour

Ces cochons-là i crachent en l’air

Malgré tous les mamours

 

Vous croiriez p’tête alors qu’on s’venge

À grands coups d’brosse à dents

Ou qu’on les batte ou qu’on les mange ?

On fait juste semblant !

 

Mais nous, qu’on est verts comme des arbres

Et qu’on est aussi beaux

Not’ sort attendrirait un marbre

On nous crève au couteau !

 

En écoutant causer c’concombre

J’étais apitoyée

C’est vrai qu’son sort était ben sombre

I valait mieux l’noyer

 

Comm’y avait pas d’eau sur la route

J’ai rel’vé mon jupon

Et j’me l'ai fourré dans les soutes

Crénom, c’que c’était bon

 

Je l’ai r’tiré avant qu’i n’meure

Pour le récompenser

Et j’me suis r’mise à batt’le beurre

Histoire de l’amuser

 

Une heure après j’étais fort aise

Et le concombre aussi

Viens là mon gros que je te baise

C’est ça que j’y ai dit

 

Et quand j’lai vu j’ai pas eu crainte

Qu’on l’mange au r’pas du soir

Car il avait pris une teinte

Rouge comme un homard

 

Voilà l’histoire de concombre

Ben gros, ben long, ben vert

Que je ramenais sans encombre

Du marché de Nœud Vert

 

 

… entre 1955 et 1956

 

Boris Vian / Chansons pas correctes