Marche du concombre
Par domcorrieras, le vendredi 15 février 2019 - Poèmes & chansons - lien permanent
J’avais ach’té un beau concombre
Ben gros, ben long, ben vert
et je revenais sans encombre
Du marché de Nevers
Comm’ je transpirais sur la route
En portant mon panier
J’m’arrêtai pour casser la croûte
au pied d’un peuplier`
V’la que j’déball’ mes p’tites affaires
Mon pain et mon couteau
Et l’bout d’lard que j’avais d’hier
Il était pas ben beau
Crénom, que j’dis, si ma patronne
N’était point si rapiat
J’ai là des choses qui sont ren bonnes
Dans mon p’tit panier plat
M’en voilà bentôt que j’soulève
L’couvercle de c’t’engin
Rien que d’voir ça j’ai eu la sève
qui m’coulait du groin
Pour sûr j’avais l’air d’un gendarme
avec mon grand couteau
Car le concombr’ qui voit cette arme
Il éclate en sanglots
Moi, pour vous dire, je trouve ça drôle
De voir ce bestiau pleurer
Mais voilà qu’i prend la parole
Et qu’il me dit pitié
Ma belle Suzon, soyez sensible
Et ne m’éventrez point
Car c’est écrit noir dans la Bible
faut pas tuer son prochain
J’vous assure que d’être un concombre
C’est un sort très affreux
Y a rien au monde qui soye plus sombre
Et qui soye moins glorieux
On finit nos jours sur des tables
Coupés en ch’tis morceaux
salés, poivrés, sort détestable
Pour l’estomac des sots
Le drame, ça vient d’not’ e couleur verte
À faire tourner les sangs
C’est point normal, ça déconcerte
Et ça fait impuissant
Vraiment, le sort est donc ben bête
Qui nous fait verdir
Moi j’en connais dans des braguettes
Qui n’ont point à pâtir
Pourtant, i sont parfois malingres
Ils sont point lourds ni gros
Ils ont la salive un peu pingre
Et la peau sur les os
I s’cachent le cul dans la broussaille
Et s’fourrent le nez dans l’noir
Et c’est pas souvent qu’i travaillent
À peine un p’tit peu l’soir
Mais c’est ceux-là qu’on les dorlote
Avec des noms d’oiseaux
On les taquine, on les chochotte
On leur bise le museau
On les caresse dans tous les sens
Afin d’les fortifier
Et on leur donne des bains d’jouvence
Pour mieux les faire pousser
Si i regimbent on les câline
On les caresse encor
Jusqu’à c’qui singent les aubergines
Tant qu’i sont rouges et forts
Et là quand i sont ben en forme
On les r’pique dans des trous
Pour qu’i grandiss’ pus haut qu’des ormes
Sans s’fatiguer du tout
Alors pendant qu’on tasse la terre
En remuant tout autour
Ces cochons-là i crachent en l’air
Malgré tous les mamours
Vous croiriez p’tête alors qu’on s’venge
À grands coups d’brosse à dents
Ou qu’on les batte ou qu’on les mange ?
On fait juste semblant !
Mais nous, qu’on est verts comme des arbres
Et qu’on est aussi beaux
Not’ sort attendrirait un marbre
On nous crève au couteau !
En écoutant causer c’concombre
J’étais apitoyée
C’est vrai qu’son sort était ben sombre
I valait mieux l’noyer
Comm’y avait pas d’eau sur la route
J’ai rel’vé mon jupon
Et j’me l'ai fourré dans les soutes
Crénom, c’que c’était bon
Je l’ai r’tiré avant qu’i n’meure
Pour le récompenser
Et j’me suis r’mise à batt’le beurre
Histoire de l’amuser
Une heure après j’étais fort aise
Et le concombre aussi
Viens là mon gros que je te baise
C’est ça que j’y ai dit
Et quand j’lai vu j’ai pas eu crainte
Qu’on l’mange au r’pas du soir
Car il avait pris une teinte
Rouge comme un homard
Voilà l’histoire de concombre
Ben gros, ben long, ben vert
Que je ramenais sans encombre
Du marché de Nœud Vert
… entre 1955 et 1956
Boris Vian / Chansons pas correctes