« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

COMPLAINTE RURALE

 




Elle enjamba la margelle,

Soulevant sa jupe large,

Paysanne d’autrefois.

Elle était jeune.

                           La margelle

Basse.

                 Mais on ne sait pas bien

Si elle voulait mourir.

Le soir tombait : la nuit vint vite,

Et le village se ferma.

Nul ne l’entendit crier.

Tout au plus un drôle de bruit

Mêlé d’eau et de profondeur,

Qu’on n’était pas forcé d’entendre.

 

C’était avant la fin du siècle.

On parlait d’un beau garçon brun

Qui venait la voir de Martigues.

Mais, bien entendu, la pauvrette

Ne laissa pas un mot d’écrit.

Elle ne savait pas écrire.

 

Elle avait peut-être un peu honte

— Il ne parlait pas de mariage —

Elle en avait lourd sur le cœur.

 

Le gendarme hocha la tête

Où sa moustache bougea.

 

Lui, il pensait à Buenos Aires,

Ayant lu des feuilletons

Qui parlaient de proxénètes ;

Il en connaissait à Salon.

 

Elle s’effaça sans laisser de trace.

Elle n’était pas où on la chercha.

Elle était sous terre.

 

Puis, les moutons gris s’en revinrent paître

Autour du vieux puits ouvert, sur les aires,

Et tourner, l’été, les chevaux aveugles

Dans la poussière d’or du blé foulé.

 

Le temps passa, avec des guerres.

On l’avait oubliée longtemps.

Le garçon vécut à Martigues,

Se maria, devint grand-père,

Sans avoir jamais rien su.

Puis il mourut.

 

Et, d’ailleurs, que pouvait-on faire

Quand ça n’empêchait pas la terre

De tourner sur les planisphères

Où rêvaient d’autres écoliers ?

 

 

Il fallut cette sécheresse

Pour qu’on découvre, au fond du puits,

les ossements d’une fillette

Et quelques vêtements pourris,

Pour que les langues se délient.

 

Des matrones se rappelèrent

Ce que disaient leurs grands-parents,

De cette petite compagne

Disparue dans les anciens temps.

 

Sa place vide au cimetière,

On y porta les os verdis,

Dans une minuscule bière

Que le prêtre prit sous le bras.

Puis il lui dit une prière,

Celle pour les agonisants.

Il s’agissait d’un accident.

 

(On meurt toujours par accident.)

 

Et moi j’écris cette complainte

Sur cette vieille histoire triste.

 

On ne chante plus de complainte.

Mais peut-être, douce âme en peine,

Entendra-t-on ces paroles

Silencieuses dans sa nuit.

Louis Brauquier / Hivernage / Histoires