« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le pont


 

 

 

 

    À chaque pas derrière moi le pont s’effondre.

Je me retrouve sur l’abîme et regarde : je n’y suis pas

    Encore mais mon ombre y chancelle —un faux pas

Et je la rejoindrais. À moins on serait hypocondre.

 

    Et d’aucuns en effet préfèrent, dans ce trou,

Épouser sur-le-champ l’oubli qui les suit à la trace.

    Dire qu’ils le veulent, c’est trop ; qu’il les embrasse,

Les console, je ne sais pas. Ce qu’il faut c’est être, ou

 

    Ne plus être. D’accord. J’avance sur ce pont

Dans l’amitié toujours impartiale de l’espace,

    Mais le temps fait la gueule et voudrait que je passe

De plus en plus vite. Or mon cœur essoufflé ne répond

 

    Qu’en balbutiant à ma hâte. alors je laisse

Aller et tôt ou tard le pond cédera sous mon pied.

    Je voudrais en tout cas ne pas m’estropier

Ni m’accrocher au bord mais choir d’un seul coup en souplesse,

 

    Et si possible ainsi qu’au gouffre maternel

Où nous replongeons chaque nuit en dociles élèves

    De l’oubli qui déjà nous instruit, par les rêves,

De notre sort : tomber du pont tout droit dans le tunnel.

 

 

 

(Je dis ça, moi qui suis peut-être onde, pensée,

Pure émanation, lueur, ravissement

D’une pile de chair putrescible censée

Produire une électricité divine d’aliment

Divers : autre chair morte, orge, sucre, salade

À travers ma chimie instable transmués

En merveille céleste, et cette marmelade

Qu’ils font avec le jus des livres dilués :

Ceux qui savent et ceux dont la quête s’acharne

Encore. Quelle rixe, et quel est mon côté ?

Aucun. Ce que je veux c’est fendre la lucarne

En oiseau qu’au passage elle a décapité,

Qui ne chantera plus mais forcera des ailes.

L’arbre de feu dont j’ai tavelé tous les fruits,

Je l’abandonne à d’autres becs, à d’autres zèles.

Que tout gise et pourrisse à terre. Je m’enfuis,

Non pour me reblottir dans un œuf tutélaire,

Mais tomber assez bas pour qu’à force de choir

En poussant dans le sens où la chute accélère,

Je plane dans le vide et trouve mon perchoir.

C’est un pont infini sans tablier ni pile

Qu’avant de disparaître ont suspendu les dieux,

Le pont-abîme où rien désormais n’horripile :

Vertige, tremblements à l’heure des adieux.)

Jacques Réda / Démêlés -poèmes (2003-2007)