« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Quand je serai grand, je serai vieux (Les contes de la sénilité)


 

 

 

 

    J’habite dans une grande maison en brique rouge à la périphérie de Paris. Ma fille a raison : c’était la meilleure solution. Simone tient de sa mère, elle est presque trop raisonnable. Petite, elle préférait l’argent du cadeau au cadeau, l’eau plate à l’eau gazeuse et le salé au sucré. Je ne nie pas que l’appartement était devenu trop grand pour moi seul, et qu’un jour ou l’autre j’aurais pu déraper sur le parquet ciré et me fracturer le col du fémur.

    Chaque fois qu’elle vient me voir, elle continue à essayer de me convaincre comme si je n’étais pas déjà vaincu :

    — Tu sais, papa, c’était la meilleure solution.

    Parfois, je me demande à quoi elle fait allusion.

    — La meilleure solution ? Quelle meilleure solution ? À quel problème ?

    Ça l’énerve quand je suis distrait.

    — Voyons, papa, ne joue pas la victime. Tu sais parfaitement de quoi je parle.

    Je fais semblant de me rappeler d’un seul coup le sujet abordé.

    — Mais oui, bien entendu. C’était la meilleure solution.

    Elle approuve sans sourire, tellement pénétrée de son sens logique qu’elle n’éprouve aucun plaisir à recevoir ma reddition.

    — C’est confortable ici ? On s’occupe bien de toi ? Tu t’es fait des copains ? Tu ne t’ennuies pas trop ?

    — Mais oui, ça va. À part les vieux. Il y a beaucoup trop de vieux dans cette maison.

    Simone m’effleure rapidement les joues. Elle doit s’en aller parce qu’elle a plein de boulot à terminer pour le lendemain. Raisonnable et travailleuse, ma fille.

    — Tu ne veux pas rester encore un peu avec ton papa ?

    Elle hausse les épaules, énervée par mon attitude enfantine, irresponsable.

    — Tu sais bien que ce n’est pas possible !

    — Oui, tu as raison, c’est la meilleure solution.

    La phrase magique fait office de calmant. Elle agite une dernière fois la main avant de refermer la porte. Voilà, je reste seul avec les vieux dans la grande maison en brique rouge.

    Ils rôdent autour de moi, curieux d’en savoir davantage à propos de Simone.

    — C’est votre grande fille ? Qu’est-ce qu’elle fait comme métier ? Elle est mariée ? Quel âge elle a ?

    Naturellement, je ne réponds jamais. Je n’aime pas les vieux. Ils marchent trop lentement. Ils mettent un temps fou à descendre ou à monter les escaliers, à manger, à se laver. Ils ont mal partout. Ils radotent. Ils se plaignent tout le temps. Ah, il faut avoir la patience ! J’ai souvent envie de les attraper par les revers de la veste de pyjama et de les secouer comme des maracas, histoire de leur faire circuler le sang. Mais je ne suis plus aussi costaud que dans le temps, alors je me retiens.

    Moi, je suis encore jeune. Plus tout jeune, d’accord, mais enfin jeune. Si je n’ai plus la même vivacité qu’autrefois, personne ne peut prétendre que je traîne dans les escaliers. Je n’éprouve pas le besoin de reprendre ma respiration à chaque marche. Et si les jambes me faisaient moins souffrir, je serais encore capable de courir.

    C’est dur pour un jeune de vivre entouré de vieux. Je dois régler mon pas sur le leur, attendre qu’ils aient terminé leurs carottes râpées pour avoir du poulet. Pas de vin à table. Pas de cigarettes, pas de femmes. Les pauvres filles en blanc du personnel ne font guère illusion. Elles sont moches, mal maquillées, totalement dépourvues d’attrait.

    J’en arrive à les plaindre quand les vieux font semblant de leur faire un brin de cour, pour se moquer d’elles. Ils leurs débitent des fadaises, des histoires cochonnes. Elles ne rougissent même pas. Pour moi, ce ne sont pas des femmes. Des travelos, peut-être, et encore.

    Je préfère regarder par la fenêtre les vraies femmes qui passent sur le boulevard. Il y en a de toute beauté. Je me souviens d’une brune, en robe imprimée, avec un corps de déesse. Splendide. C’était de loin la plus belle de cette après-midi-là. Et de beaucoup d’autres. 

    Lola. Lola les gros nichons. Je l’ai surnommée ainsi.

    Enfin, je ne dis que Lola. Les gros nichons, j’y pense, mais je ne le dis pas.

    Les vieux parlent beaucoup de femmes, entre eux. Ce qu’ils peuvent raconter ! À les entendre, ils n’arrêtent pas de baiser. N’importe qui, n’importe quoi.

    J’en ai entendu quelques-uns qui prétendaient avoir baisé Simone. Avec toutes sortes de détails salingues.

    Ma foi, c’est peut-être vrai, après tout.

    D’ailleurs, ce serait la meilleure solution !

Roland Topor / Vaches noires
Illustration : Roland Topor