« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La nuit est un détail


 

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Quelque chose a bougé,

Je ne sais te dire quoi.

 

Ma bouche, sans doute,

a toujours la forme du fleuve à la nuque

    repliée pour traverser la ville,

le ciel blanc qui descend sur les quartiers

    habités, toujours cette même clarté

et j’ai mangé quelques-unes des fraises

    devant la maison, leur goût est identique :

d’abord le sucre puis cette lame acide qui

    ramène tout au premier plan.

Pourtant,

je sens que sous mes pieds la terre des routes,

    à mes pas, ne renvoie plus le même son.

 

Tu sais,

je crois que mes os sont devenus des lames

    de bois, sèches,

et certains soirs,

le vent peut me passer par le corps

et laisser venir la musique

sans déranger le moindre monde.

 

Maintenant que tu es là,

que nos yeux se penchent et ploient

souples et libres comme le sont les arbres

    au bord des routes,

je sais que peu importe l’exacte vérité,

la nuit est un détail.

 

Nous étions plusieurs

le ciel avait l’obscurité du ventre des poissons

et nous avons saisi,

lentement,

profondément,

dans l’obscurité quelque chose a bougé,

s’est mis à osciller

lentement,

profondément.

 

À cette heure-ci tu me regardes,

le visage tourné tu demandes :

comment faire pour ne pas dissoudre,

disperser ce qui vient d’arriver ?

l’emporter avec soi ?

 

Je ne sais pas.

Je te regarde.

Tes oreilles,

puis jusqu’aux genoux

et je remonte où commencent tes jambes.

Je devine, sous tes vêtements, ton ventre

    travailler.

Comme une tour éteinte, mon corps fixe

    chaque point de clarté.

 

 

Il n’y a, au dehors,

que le bruit du train qui passe

de plus en plus rarement.

Tu regardes mes mains,

ma gorge immobile,

mon nez plein de toi,

et nous voudrions que ce temps dure

comme dure un orage.

Samaël Steiner / Seul le bleu reste